Ils sont assis.
Ils sont à table.
Ils ne mangent pas.
Ils ont déjà trop mangé.
Sur la nappe,
Des miettes de pain,
Des coulures de bougie
Et des taches de sauce.
Ils se regardent.
Ils se regardent le nombril.
Pas au sens réciproque,
Non, ils sont trop
Bien élevés pour cela.
Ils se regardent le nombril
Au sens réfléchi ;
Encore que, réfléchi,
Pour eux,
C'est, peut-être, beaucoup leur demander.
Et ils parlent.
Tous ;
En même temps.
Sauf ceux qui somnolent un peu:
Pesanteur digestive.
Donc, ils parlent.
Chacun en écoutant que soi.
Et chacun répète ses aphorismes à soi :
« - Moi-eu...
- et moi-eu...
- Je lui ai dit-eu...
- Et la belle soeur-eu. ..
- C'est comme ça-eu...
- Alors-eu...
- Tout ça-eu... »
Et comme chacun connaît déjà
Les histoires des autres,
Chacun dit les siennes,
Pendant que les autres entendent
Ce que chacun n'écoute pas.
Parfois, on rit
Rires gras,
Rires pincés,
Rires réprobateurs,
Rires entendus,
Rires convenus,
Rires concédés,
Rires habitués
Et habituels,
Rires de non rire.
Et le temps passe.
Il passe où il peut
Dans l'atmosphère épaisse
De non existence.
Alors, une petite voix
Sort de derrière le radiateur.
Il n'y a pas beaucoup de place derrière le radiateur,
Mais la voix est si ténue,
Si petite et si ingénue,
Qu'elle a pu s'y glisser
Pour se cacher.
-« Je suis la petit fille de la maison ;
Je n'aime pas le mouton,
Ni les gâteaux au cornichon,
J'ai mis mes souliers violets
Et je mange des bonbons.
Chacun raconte ce qui lui plaît ;
Et personne ne sait
Ce que je fais.
Je joue avec un gros ballon
Que je lance sur les balcons
Pour renverser ce qu'on y met
En sautillant sur mes talons ».
Silence.
La petite fille, surprise,
Derrière son radiateur s'est redressée.
Chacun la regardait :
Hébété.
Alors la petite fille a regardé chacun ;
Et chacun s'est effacé,
Dissout, évaporé ;
Chacun son tour.
La petite fille a regardé la table
Et la table a disparu.
Il ne restait plus que les murs
Avec leur papier peint.
Comme rien ne protégeait plus les murs
Du regard de la petite fille,
Les murs aussi se sont enfuis.
* *
Partout, des prés,
Avec des fleurs, des oiseaux,
De l'herbe verte,
Il y avait aussi des coccinelles,
Des libellules, des papillons,
Et plein de bestioles
Dont on ne sait pas le nom.
Et puis est arrivé le grand méchant loup.
« - Bonjour, Grand Méchant loup,
Tu en as mis du temps...
Je t'attendais, tu sais ».
Le grand méchant loup n'a rien dit
Mais il a donné sa patte,
Sa grosse vieille patte de grand méchant loup.
Et ainsi, ils sont partis.
Le loup savait trotter sur ses pattes de derrière,
Quand même !
Main dans la patte,
Patte dans la main,
Ils ont marché, couru, sauté,
A travers les prés.
Ils ont jeté des cailloux.
Ils se sont éclaboussés.
Ils ont jeté de l'eau.
Ils ont mouillé leurs pieds.
Ils ont crié très fort,
Pour s'amuser;
Et ils ont ri.
Ils sont restés un peu dans l'herbe de la berge
Pour sécher,
Puis ils sont entrés dans le bois.
« Dis-moi, Grand Méchant Loup,
Est-ce que tu vas me manger ?
-Oh non, Petit Chaperon Rouge,
Je ne mange que les grand'mères
Ou les parents
Ou ceux qui nous ennuient :
Les gendarmes, les notaires,
Les épiciers ou Monsieur le Maire ;
Et puis je mange les chasseurs,
Les chasseurs de grand méchant loup,
Les chasseurs de petit chaperon rouge,
Les chasseurs de rivière,
Les chasseurs de sourire,
Les chasseurs de nuages,
Et les chasseurs de pré fleuri.
Mais je ne mange pas
Le Petit Chaperon Rouge.
Ceux qui le disent en ont menti.
Ils mentent pour effrayer le Petit Chaperon Rouge
Et que le Petit Chaperon rouge
Reste chez lui.
Non!
Le Petit Chaperon Rouge est mon amie ».
Et ils n'ont plus rien dit.
Ils ont marché longtemps dans le bois ;
Toujours main dans la patte,
Patte dans la main.
Le soir tombait.
Le Petit Chaperon Rouge a serré très fort
Dans sa main
La patte du grand méchant loup.
« - Tu sais,
Il faut que je retourne à la maison.
- Oui, les parents vont s'inquiéter.
- Mais je t'écrirai
Et je t'enverrai de beaux dessins.
-Et bien, moi aussi, je t'écrirai.
Comme je ne sais pas dessiner,
-Je chanterai.
Les soirs de grande lune,
A ta fenêtre ouverte,
Je ferai Ouh ! Ouh ! Ouh ! »
La petite fille a fermé les yeux
Et s'est glissée
Derrière le radiateur.
* *
Elle a regardé.
Chacun était à sa place :
Sévère.
Chacun a grondé la petite fille.
La petite fille n'a pas pleuré.
Mais derrière son radiateur,
Son coeur trempait
Dans une immense bassine de larmes,
Tièdes et douces,
De bouderie buttée et suave,
De certitude indéfinie,
De doutes en question vagues,
De peur en ouverture,
De détresse que l'on brave,
De bouffées de délices
En insistance éblouie,
Larmes émerveillées
En décision d'aventure.
04 01 98
2014
Edition Mélibée
392 pages
Pour Jean Durier-Le Roux, lors de son activité professionnelle, le plus grand moment de plaisir jubilatoire quotidien, c'était la cantine. Là, avec une demi-douzaine de galapiats de son espèce, il refaisait le monde. Et puis, la retraite est arrivée : plus de débats dialectiques passionnés. Alors, en toute humilité, il a décidé d'écrire ce qu'il aurait pu défendre véhémentement. Un nouveau problème s'est présenté. Jean Durier-Le Roux s'est souvenu du devoir de philosophie inhérent à la classe de terminale : « Peut-on penser par soi-même ». Il essaie. Ça, pour essayer, il essaie. Même, parfois, il a l'impression d'y arriver... Et là, son narcissisme s'en trouve revalorisé. De quoi se préoccupe-t-il ? A priori de n'importe quoi. Toutefois, il faut bien l'avouer, les sujets liés à la situation sociopolitique reviennent de façon récurrente. Est-ce à regretter ? Aristote, dans le premier chapitre de l'Éthique à Nicomaque, montre que le plus haut niveau de réflexion philosophique que l'on puisse avoir est celui qui concerne le politique. Alors, si c'est Aristote qui le dit...