LES NAÏADES
(LES VAGUES)
Théâtre 1999
LES NAïADES
(LES VAGUES)
Le chœur : douze vagues
Le coryphée : Eole dieu des vents
Ulysse : Fils de Laërte, roi d’Ithaque
Une chouette : Athéna déesse de la sagesse
Les vagues sont vêtues de longues robes fluides permettant le mouvement. Leur couleur sera dans les verts émeraude plus ou moins foncés. Elles auront plusieurs grands voiles qu'elles porteront éventuellement sur les épaules, mais, le plus souvent, au bout des doigts et, si la scène est grande, elles pourront avoir des baguettes allongeant encore leurs bras.
Les vagues auront toujours des mouvements d'ensemble nécessitant une véritable chorégraphie.
Les différents voiles pourront être, selon les moments, dans les bleu turquoise, les violine et blanc, et les noir et blanc. Lors des non utilisations, les voiles seront simplement posés sur le sol, prêts à être échangés.
La scène représente un morceau de petit bateau sur la mer. Sur sa voile est figurée une chouette.
Le choeur :
Ô, Ulysse! Sur cette nef, est-ce toi ?
Est-ce toi qui t'enfuis à grand bras ?
Où pars-tu donc encore ?
N'était-ce pas assez d'errer de port en port ?
Et quand trouveras-tu le repos aboli ?
Ô, Ulysse! Toi que l'on disait sage,
Faut-il encore combler d'autres voyages ?
Le coryphée :
Laissez, Vaguelettes, mes belles mes douces;
Laissez ce vieux fou regarder la Grande Ourse ;
Pour fruit du labeur accompli dans ses courses,
Il faut qu'il s'en aille où tous les vents le poussent.
Vagues 6-7 :
Fils de Laërte, époux de Pénélope,
Ton logis te déplaît et tu le quittes.
Vagues 1-12 :
Fils de Laërte, où t'en vas-tu si vite,
Que ta voile gonflée t'enveloppe.
Le choeur :
Ô, fils de Laërte! Tes champs sont semés ; Pauvre, pauvre Pénélope enfermée!
Le coryphée :
Laissez, Vaguelettes, mes belles, mes douces;
Laissez ce vieux fou regarder la Grande Ourse.
Le choeur :
Mes soeurs engageons notre danse;
Ô mes soeurs dansons, que chacune s'élance ;
Du dieu de la mer, ménageons la dépense ;
Mes soeurs, à nouveau engageons notre danse.
Le coryphée :
Vaisseau qui s'éloigne en mon souffle léger,
Qui donc, à ton bord, veut cacher son départ ?
Le choeur :
Ecoute Éole, Dieu des vents et du souffle de l'air,
Tu le connais. Tu l'as vu, bien chez toi, bien en clair.
Tu lui donnas, pour rentrer à l'abri des tempêtes,
L'outre garnie d'ouragan, de vent que nul n'arrête.
Vague 1 :
As-tu fais ce cadeau à plusieurs ?
Vague 2 :
Ne reconnais-tu pas ce grand roi ?
Vague 3 :
Aurais-tu oublié ce présent ?
Vague 4 :
Connais-tu un mortel plus curieux ?
Vague 5 :
Et cette outre, à qui l'as-tu donnée ?
Vague 6 :
Ton esprit n'est-il fait que de vent ?
Vague 7 :
Tête vide, l'air y passe en chantant.
Vague 8 :
Tu te moques de nous, grand Éole.
Vagues 9-10:
Il s'est moqué de toi, tu le vois.
Vagues 11-12 :
Tu te moques de lui, c'est plus sûr.
Le choeur :
Tu transgressas les lois olympiennes.
Sans l'avis du frère de ton père,
Bafouant le grand Poséidon,
Tu donnas le pouvoir à Ulysse
D'échapper à la rage des dieux.
L'aurais-tu oublié ? Dis-le nous.
Le coryphée :
Laissez, Vaguelettes, mes belles, mes douces,
Laissez ce vieux fou regarder la Grande Ourse.
Le choeur :
Ô mes soeurs dansons, que chacune s'élance ;
Mes soeurs à nouveau engageons notre danse.
Le coryphée :
Ce qui doit arriver arrive tôt au tard.
Le destin est inscrit ;
Nul n'y peut échapper,
Moins que les autres les mortels.
Leur trépas est la marque du temps.
Ils doivent accomplir ce qui leur est prescrit
Et le choix est absent.
Vous pouvez le noyer, vous ne le faites pas.
Moi, je le puis aussi, Poséidon l'aimerait...
Mais il reste en vie.
D'autres l'on décidé.
L'éphémère est ainsi, il court à sa perte
En se pressant trop fort ;
Et sa perte l'atteint
S'il reste en sa maison.
Le choeur :
Allez emportés de désir;
La mer, aux humains crée le rêve,
Glissée au fond des soupirs.
Allez emportés de désirs;
Voguez vers l'absence de trêve ;
Voguez sur votre vie trop brève,
Allez emportés de désir;
La mer aux humains crée le rêve.
Le coryphée :
Laissez, Vaguelettes, mes belles, mes douces ;
Laissez ce vieux fou regarder la Grande Ourse.
Vague 1 :
Écoutes-tu Ulysse?
Vagues 2-8 :
Tu peux te cacher au fond de ton bateau...
Vagues 3-9 :
Tu te caches à toi-même.
Vagues 5-6-7-8 :
Mais, malgré tes efforts,
Malgré ton désir d'être inaperçu,
Vagues 1-2-11-12 :
Malgré ton remords et ta honte,
Tu n'échapperas pas.
Le choeur :
On sait que c'est toi.
Le coryphée :
Ne fait donc pas l'enfant.
Ta sagesse est connue.
Serait-ce une autre ruse ?
Le choeur :
Entends, Ulysse,
Le souvenir de ta vie.
Vague 1 :
Tu étais bien jeune
Quand tu partis sous Ilion :
Vague 2 :
Jeune homme,
Vague 3 :
Jeune chef,
Vague 4 :
Jeune roi,
Vague 5 :
Jeune marié
Vague 6 :
Et jeune père;
Vagues 1-3-5-7-9-11:
Oui, tu étais bien jeune,
Le choeur :
Mais, tu partis.
Vague 7 :
Dix ans en Troade tu restas
Vague 8 :
Les eaux du fleuve Scamandre t'ont bercées ;
Vague 9 :
Et tu teignis ses eaux du sang des Troyens.
Vague 10 :
Attendre dix ans: C'était long, Ulysse.
Vague 11 :
La guerre s'éternisait ;
Vagues 2-4-6-8-10-12 :
Et tu n'étais pas riche.
Vague 6 :
Tu regrettais ton Ithaque lointaine ;
Vague 12 :
Et les années passaient.
Le choeur :
T'en souviens-tu, Ulysse, t'en souviens-tu ?
Vagues 1-7:
Elle était loin la brune Pénélope.
Vague 2-8:
Ton fils, Télémaque, grandissait sans toi.
Vagues 3-9 :
Ton père oublié vieillissait, seul, dans l'ombre.
Et ta mère mourut sans fils qui la console.
Sur son cadavre,
Tu n'as pas dit les lamentations.
Vagues 4-10:
Où étaient tes troupeaux ?
Tes champs ? Tes moissons ?
Vagues 5-11 :
Où était ta jeunesse ?
Où était ton foyer ?
Vagues 6-12 :
Tu y pensais, alors, Ulysse.
Aujourd'hui, l'aurais tu oublié ?
Le choeur :
Vers de nouveaux rivages,
Tes yeux se sont tournés.
Poursuis-tu un mirage
Vers de nouveaux rivages ?
Fuis le pain défourné,
Ton calme est ajourné.
Vers de nouveaux rivages,
Tes yeux se sont tournés.
Le coryphée :
Dans les terres du nord,
Vainqueur incontesté, tu étais prisonnier.
Prisonnier de l'Atride
T'interdisant l'agréable retour.
Prisonnier de ton nom,
Prisonnier de parole.
Toi l'homme aux mille ruses,
Toi l'humain du savoir,
Tu es resté pourtant prisonnier de toi même.
Et c'est pour en finir que tu imaginas
Cette ruse superbe,
Cette idée de félon.
Le sang de ton ancêtre bouillonnait en toi.
Le père de ta mère, son nom : Autolycos,
Etait fort habile à voler
Et ses larcins sont innombrables.
D'où ce fieffé voleur tenait-il ce savoir ?
Son père lui apprit le métier.
Hermès, guide et messager l'enfanta.
Lui, Dieu des idées subtiles,
Protecteur du commerce et du vol,
A porté, jusqu'en ton sein,
L'art des fins stratagèmes
Et celui de tromper.
Ulysse de souche divine,
Divin esprit retord,
Devais-tu tout cela au triste Agamemnon ?
Le choeur :
Vas-t-en, Ulysse, vas-t-en!
Comme tu as quitté Troie,
Quitte aussi ton pays!
Et comme jadis, reviens en nos détours.
Le coryphée :
Ulysse qu'on dit sage,
Serais-tu versatile ?
Le foyer tant cherché
T'aurait-il fatigué,
Déjà ?
Le choeur :
Dix ans, Ulysse, dix ans encore,
Dix ans de plus sur les mers de l'orient
Et sous la voûte occidentale,
Dix ans aussi d'île en rocher,
De rocher en tempête,
De nymphe en magicienne,
De cannibale en mangeur de sommeil,
De géant en sorcière
Tu as cherché le port.
Un Dieu s'y opposait ;
Et entre ses mains puissantes,
Tu reposes ton sort.
Le coryphée :
Tu es venu chez moi
Et un ordre d'en haut
M'a incité à clore tes errements.
Contre l'avis de mon oncle, j'ai retenu les vents ;
Et tu as retrouvé la vue de ta maison.
Ton retour est échu.
Ce que tu réclamais,
Tu l'avais obtenu ;
Et te voilà sur l'eau.
Ton propos est donc nouveau...
Le choeur :
Ulysse, de ta vie, ces vingt ans écoulés,
Qu'as-tu obtenu à tant les gaspiller.
Vagues 1-2-3-4-5-6:
As-tu des marins, encore à submerger ?
Vagues 7-8-9-10-11-12:
Veux-tu, dans nos couches liquides, les perdre ?
Vagues 4-5-6-7-8-9 :
Viens-tu, bras chargés de présents, pour nos mains ?
Vagues 1-2-3-10-11-12 :
Ou bien, solitaire, repars-tu pour toujours ?
Vagues 1-2-3-4-9-10-11-12:
Serais-tu déçu d'une femme trop vieille ?
Vagues 5-6-7-8:
D'un fils malappris ? D'un pays trop étroit ?
Vagues 1-2-11-12 :
Toi qui, en tous lieux, connais chaque endroit,
Vagues 1-2-3-4 :
Tu as visité et les terres et les mers,
Vagues 9-10-11-12 :
Tu sais raconter les contrées du soleil ;
Le choeur :
Enfin, sous tes pieds inconscients d'homme vif,
Les champs Elysées t'ont conduit aux enfers.
Toi seul, de ce lieu trop peuplé d'ombres tristes,
Tu sus revenir aux rivages de vie.
Le coryphée :
Que te faut-il encore ?
Ulysse.
L'homme aux mille ruses
Est déjà devenu
L'homme aux mille tourments.
Le choeur : (avec acrimonie)
Ô Éole! Lâche tes vents en furie!
Souffle l'effroi en tempête!
Soulève-nous en montagnes d'écume!
Que nous poussions Ulysse
Où son destin le porte.
Qu'il aille retrouver Circée la magicienne!
Qu'il aille conquérir Calypso dans son antre!
Qu'il aille en Phéacie,
Voler, du coeur d'un père,
La trop gracile et trop tendre Nausicaa
Le coryphée :
Laissez vaguelettes, mes belles, mes douces;
Laissez ce vieux fou regarder la Grande Ourse.
Le choeur : (un peu plus intense)
Mes soeurs, à nouveau engageons notre danse
Ô, mes soeurs dansons! Que chacune s'élance!
Du Dieu de la mer, ménageons la dépense ;
Mes soeurs à nouveau engageons notre danse.
(Ulysse apparaît sur le bateau)
Ulysse :
Taisez-vous, Naïades!
Taisez-vous, les vagues!
Nymphes des mers, taisez-vous, Naïades!
Taisez-vous, les vagues!
De votre clapotis, charmant le marin,
Gardez seul le refrain.
Ne laissez pas entrer dans vos têtes liquides
Les discours incertains et les folles erreurs.
Vos refrains m'enchantaient,
Vos discours persifleurs ravagent mon repos.
Comme les cris d'une basse-cour,
Vos sifflements criards de folles effarouchées
Disloquent le souci
De ma sérénité.
Le choeur : (moqueur)
Mes sœurs! Mes sœurs!
L'homme sage voulait se cacher!
Mes sœurs! Mes sœurs!
Le menteur ne voulait pas parler!
Mes sœurs! Mes sœurs!
En riant, nous l'avons éveillé!
Mes sœurs! Mes sœurs!
Il me semble qu'Ulysse est fâché.
Ulysse:
Assez, nymphes folles!
Assez!
De vos esprits liquides, où l'eau salée se meut,
Rien ne peut donc sortir qui ne soit que folie ?
Ô vagues versatiles, avenir incertain,
Espoir partagé et déçu,
N'êtes-vous en pensée que liquide fluant
Incapable de se fixer ?
Votre forme divine est donc à ce point ignorante
Que vous ne savez pas le destin des humains ?
Vous racontez ce que chacun raconte.
La vérité est autre ;
Et vous ne faites que répéter
L'hérésie transportée par le vent.
Le coryphée :
Et que dit donc le vent ?
Le choeur : (agacé)
Ulysse se plaint de son sort; il crie ses mensonges aux cieux.
Va-t-il à nouveau se lancer plus loin que le sort le permet?
Ulysse nous dit, vaniteux, savoir mieux que nous ce qui est.
Ce simple éphémère s'enfuit poussant son sillage aveuglé.
Ulysse :
Assez les vagues!
Votre méconnaissance vous incline
A pousser des discours incohérents ;
Et si vous n'étiez pas d'essence immortelle,
Je vous dirais que votre persiflage
Ne fait qu'en cacher la sottise.
Pensez-vous que je parte joyeux ?
Pensez-vous que mon voyage
Soit un choix par moi désiré ?
Pensez que dans toute parole la vérité se glisse ?
Vous me taxez de mensonge ;
Mais la sincérité est-elle toujours vraie ?
Taisez-vous!
Vous ne savez pas de quoi vous parlez.
Taisez-vous!
Ou soyez mieux informées.
Le coryphée :
Soit calme, Ulysse.
Les vagues sont à la mer
Et les chants des terriens
Arrivent peu à leurs oreilles.
Ne soit pas insolent;
Les vagues sont puissantes
Et sache te garder leur protection.
Le choeur :
Ainsi, selon toi, nous sommes des commères.
Vague 1 :
Nous répétons ce que clame la foule.
Le choeur :
Vois, nous sommes foule nous-même.
Vague 12 :
Et puisque tu es « savoir»,
Vagues 6-7:
Informe-nous!
Vagues 1-2-11-12 :
Dis-nous la raison de ta conduite.
Vague 5 :
Si tu n'es que sagesse
Le chœur :
Aide-nous à comprendre.
Ulysse:
Est-ce si important ?
Le chœur :
Nous juges-tu trop folles?
Vague 8 :
Pose un peu ta rame!
Le chœur :
Il n'est plus temps de naviguer.
Ulysse :
Saurez-vous m'écouter ?
Le coryphée :
Si tu parles en conscience...
Ulysse :
Et saurez-vous m'entendre ;
Conserver le sens des mots prononcés,
Vous qui changez d'humeur et d'aspect
A chaque heure.
Vague 1 :
Mais, pose donc ta rame!
Vague 12 :
Pourquoi la tenir ainsi ?
Vagues 2-11 :
Aurais-tu peur qu'on te la vole ? (Elles rient).
Le chœur :
Apaisées, nous le sommes;
Et nos houles unies se ferment en silence.
Vague 3 :
Nous t'écoutons, grand roi.
Vague 10 :
Voudrais-tu que nos bouches te prient ?
Vague 4 :
Expose ton projet.
Vague 9 :
Quand parleras-tu ?
Ulysse :
Dès que vous vous tairez.
Le chœur :
Silence, naïades!
Le coryphée :
Silence, les vents!
Le chœur :
Silence, les eaux, les vagues et l'écume,
Silence!
Que coulent les mots pour nous dispensés.
Ulysse :
A mon retour de Troie,
Vous le savez,
J'ai erré entre le ciel et l'eau.
Un dieu vindicatif
Voulait, pour moi, ce tourment.
J'ai connu bien des lieux.
J'ai connu bien des peuples.
Et, poussé par le sort,
J'ai su, par une magicienne,
Que pour mon salut,
Je devais consulter le roi Tirésias.
Hélas, le devin avait rejoint les ombres.
Aussi, plein de larmes et de craintes,
J'ai vogué vers les terres du nord ;
Et, franchissant les limites du monde,
J'ai pénétré le royaume des morts.
Le choeur :(avec intensité)
Nous savons tout cela.
Où est l'inconnu que tu nous promettais ?
Ne nous fait pas languir.
Nous amuserais-tu ?
Ce que tu nous racontes n'est pas un secret.
Le coryphée :
Laissez-le donc parler.
Ulysse :
Le devin sortit de sa nuit
Et me dévoila une part de mon destin.
Il me dit:
Le choeur : (Très concentré)
Baisse le ton, Ulysse ;
Murmure la clef de l'univers.
Ce que tu as appris,
Les dieux même le craignent;
Et ne dis qu'en un souffle
Ce qui doit advenir.
Ulysse :
Ulysse, le meneur des guerriers en Troade,
Tu viens rechercher, dans ces plaines trop froides,
Le miel du retour qui te fuit dans ton veil.
Tu as pour cela délaissé la clarté du soleil.
Reprends, dans ton coeur, un parfum d'espérance ;
Sache, par mon ombre, où est ta délivrance.
Je dois t'énoncer le chemin, les détours ;
Au sein de tes biens, tu finiras tes jours.
Quittant le séjour de la mer la violette,
Sur l'île au trident tu verras mille bêtes.
Surtout, garde-toi d'y toucher en passant.
Ce sont les troupeaux du soleil y paissant
Apprends, si jamais tes marins y transgressent,
La mort les prendra. Tes navires sans cesse
Iront se briser loin du port, ton séjour.
Au sein de tes biens, tu finiras tes jours.
Pourtant, tu pourras t'en tirer, hagard, blême,
Tes hommes perdus, et revenir quand même,
Mais quand ?Et comment ?Sur un vaisseau d'emprunt ?
Alors, ton logis, de misère, est empreint,
Partout dévoré de bandits qui l'affament,
Osant convoiter la grandeur de ta femme.
La pointe du bronze sera ton recours,
Au sein de tes biens, tu finiras tes jours.
Mais là, épargné par un sort trop funeste,
Évite d'aller vers une joie trop preste ;
Encore il faudra repartir aux abois,
Portant à l'épaule une rame de bois.
Tu dois découvrir un pays qui ignore
La mer et le sel. Si un homme t'honore
Nommant pelle à grain la rame ton atour,
Au sein de tes biens, tu finiras tes jours.
C'est là le moyen, le dernier artifice.
Ta rame plantée, offre des sacrifices ;
Tes pleurs sécheront cette fois pour toujours ;
Au sein de tes biens tu finiras tes jours.
Voilà.
Mes hommes ont transgressé.
Et je suis là.
Le coryphée :
Tu n'as pas su les empêcher.
Le choeur : (très ému et grave)
Trop lourd châtiment du destin
L'oracle prononcé par l'ombre.
Ô soeurs nous pleurons l'homme sombre.
Trop lourd châtiment du destin,
Tu brises son coeur et l'encombres
Noyé sous les tourments sans nombre.
Trop lourd châtiment du destin
L'oracle prononcé par l'ombre.
Ulysse :
L'oracle n'est pas injuste, il est,
Le coryphée :
Mais tu souffres tous ses maux.
Ulysse :
L'oracle n'a rien décidé, il m'a averti.
Le coryphée :
Et pourquoi, rentré chez toi,
N'y es-tu pas resté ?
Rien ne t'y contraignait.
Ulysse :
C'est vrai.
Le coryphée :
Tu pouvais ignorer les projets qui t'étaient étrangers.
Ulysse :
Tôt ou tard, j'aurais du m'y plier.
Le coryphée :
Etais-tu si pressé de partir ?
Le choeur :
Pourquoi devancer les arrêts de l'Olympe ?
Vagues 6-7:
Tu bouscules les dieux.
Vagues 1-12 :
Tu te substitues à leurs lois.
Le choeur :
Qui t'autorise à décider pour eux ?
Ulysse:
En commençant plus tôt, on termine plus vite.
Le coryphée :
Qui te dit que les dieux,
Agacés par ton stratagème...
Le choeur :
Homme aux mille expédients...
Le coryphée :
Ne vont pas prolonger, à plaisir, tes tourments?
Ulysse :
J'anticipe leurs souhaits.
Le coryphée :
Donc, Tu es plus rusé qu'eux
Le choeur :
Homme aux mille expédients. Ulysse :
Pourquoi attendre d'être contraint
A ce que l'on craint déjà ?
Le coryphée :
Es-tu sûr d'y avoir avantage ?
Ulysse:
Es-tu sûr que je n'ai pas raison ?
Le choeur : (s'échauffant)
Homme aux mille expédients,
Tu ne vis que dans la mystification.
Ton langage trompeur nous cache tout encore.
Homme aux mille expédients,
Dis-nous la vérité.
Pourquoi déjà partir
Quand tu pouvais t'en passer.
Dis-le,
Sincèrement.
Ulysse :
Je pouvais, c'est vrai ;
Et j'avais commencé.
Auprès de Pénélope,
Je buvais le lait des retrouvailles.
Tout était oublié ; et je recommençais.
Ma vie reprenait où je l'avais laissée.
Mais un soir,
Tenant dans mes mains la lourde chevelure
De ma reine,
Je riais en voyant dans cette toison noire
De longs fils d'argent.
Je savais que pour moi,
Depuis plusieurs années,
La tête grisonnait.
Et il m'amusait qu'à l'âge mûr,
Nous retrouvions nos bonheurs du passé.
Alors, me remémorant ce que j'avais vécu,
Je revis Tirésias.
C'était fini.
Je compris que la paix retrouvée
Venait de m'échapper.
Jour après jour,
Et aux heures des nuits,
J'ai voulu refuser ce départ.
J'ai espéré que l'Olympe allait m'oublier.
J'ai rêvé que le sage avait pu se tromper.
Mais au fond de moi
Je savais.
Je savais que je m'abusais.
J'ai surveillé les signes ;
Et cette pensée a mangé mon esprit.
L'appréhension permanente de devoir me résoudre
M'a envahi.
J'ai préparé ma rame ;
J'ai embrassé mon épouse ;
Et me voici.
Le coryphée :
Peut-être pars-tu pour rien.
Ulysse :
Je devais partir ;
Je n'avais pas le choix.
Le choeur : (compatissant)
Les dieux olympiens ont trouvé ce lourd et brillant stratagème;
Et puisque, déjà, tu savais, qu'un jour, tu devrais repartir,
Ils ont seulement recouvert l'espoir de ton bel avenir.
Tu t'es, refusant leur décret, leur loi, imposée à toi même.
Ulysse :
Tout vaut mieux que l'incertitude
Le choeur : (moqueur)
Ulysse est pertinent!
Ulysse est pertinent!
Homme aux mille expédients,
Pour ne pas déchirer ses vêtements,
Il les brûle lui-même.
Homme aux mille expédients,
Par peur de la pluie,
Il se jette à la mer.
Homme aux mille expédients,
Ulysse est pertinent!
Ulysse est pertinent!
Ulysse :
La moquerie est facile.
Le coryphée :
On connaît tes ruses.
Et ce que tu nous dis nous surprend.
Es-tu un autre Ulysse ?
Ulysse :
On dit tant de choses...
Le choeur :
Mais pourtant, on les dit.
Si elles ne sont pas vérité,
Qui donc peut les colporter ?
Ulysse :
Le sort, contre moi, s'acharne.
Le choeur :
On ne prête qu'aux riches.
Ce cheval, tu l'as bien inventé ?
Ulysse:
Absolument pas.
Vague 9 :
Allons! Voilà une nouvelle.
Ulysse :
C'était une idée d'Épée roi de Panope
Vague 4 :
Et tu n'es pas monté dedans.
Ulysse :
Si.
J'étais un combattant ;
Et vous qui louez plus ma ruse que mon courage, Accordez-moi que je n'ai pas hésité.
N'ai-je pas pris la ville
Avec vingt compagnons ?
Le coryphée :
Une ville endormie...
Le choeur :
Ayant ouvert ses portes
Et ouvert, à chacun, ses murailles.
Une ville endormie!
Ulysse :
Oui endormie!
Endormie dans l'ivresse et la bêtise du vin.
Le coryphée :
Puis, par ruse, tu as aveuglé le cyclope.
Ulysse :
Je défendais nos vies
Le coryphée :
Ainsi, tu déchaînas sur toi,
En aveuglant son fils,
La colère du dieu Poséidon.
Et tu t'étonnes qu'il te poursuive sur toutes les mers. Ulysse:
C'est faux!
Pourquoi, avant cela, m'interdire ma maison ?
Pourquoi m'a-t-il conduit, au gré de ses courants,
Dans cette île maudite ?
Le coryphée :
Et bien oui, pourquoi ?
Ulysse :
II présida à l'érection de Troie.
J'en fus le destructeur.
Le coryphée :
De là vient sa rancune ;
Avoue qu'il y a de quoi
Ulysse :
J'étais, contre mon gré, engagé
Et je voulais rentrer chez moi.
Quand l'occasion s'est présentée,
J'ai terminé la guerre
En guerrier.
Pourquoi ne pas poursuivre
Ceux qui l'avaient commencée ?
Le choeur:
L'homme aux mille expédients ;
Il est grand parleur,
L'homme aux mille ruses,
L'homme aux mille expédients.
Le coryphée :
L'homme aux mille tourments.
Le choeur: (sarcastique)
Grand roi, en toutes circonstances,
Tu justifies tes faits
Le monde entier est toujours dans l'erreur;
Et tu n'es que raison.
Ulysse :
O, Nymphes légères,
Vous ne savez que railler ou détruire ;
Laissez-moi accomplir ce que je dois.
Raillez si vous voulez; mais laissez-moi dormir.
Le choeur :
Tu es toute science, Ulysse ;
Alors, explique-nous.
Vague 2 :
Tu portes ta rame :
Vague Il:
Soit.
Vague 4 :
Tu dois la planter là où la mer est inconnue.
Vague 9 :
Mais, Ulysse, pourquoi la choisir si grande,
Vague 6 :
Si large,
Vague 7 :
Et si débordante ?
Le coryphée:
Elle t'encombrera dans les lieux
Où elle est inutile.
Le choeur :
Tu aurais du la choisir petite
Qu'elle entre dans ton bagage.
Ulysse :
Inconséquentes naïades,
Si un voyageur doit m'interroger sur elle,
Encore faut-il qu'elle se voie.
S'il doit penser que c'est une pelle à grain,
Encore faut-il que l'erreur soit possible.
Seule une rame de gouverne permet la confusion.
Je l'ai taillée moi-même,
Tentant de concilier les deux fonctions. Vos aquatiques cervelles
N'y auraient-elles pas songé ?
Le choeur :
L'homme aux mille expédients,
Tu triches, Ulysse.
Tu pipes le destin,
L'homme aux mille ruses,
L'homme aux mille expédients.
Le coryphée :
Si tu n'avais pas su,
Aurais-tu agi ainsi?
Ulysse :
Il était de mon destin de savoir.
Le choeur: (agacé)
Toujours tu réponds,
Toujours tu sais les raisons,
Toujours tu es la raison!
Mais, Ulysse,
Nous expliqueras-tu ?
Si tu dois découvrir
Une contrée méconnaissant la mer,
Où les hommes cuisent leurs viandes sans sel,
Pourquoi y partir en bateau ?
Le coryphée :
Oui, Ulysse,
Chaque rivage est, pour toi, un abord inutile.
Ulysse:
N'écoute pas ces folles,
Ne te fais pas l'écho de leurs paroles niaises.
Savent-elles, seulement, que pour quitter une île,
Il faut passer sur l'eau ?
Mon royaume est une île ;
Et je pars en bateau.
Le choeur :
Nous connaissons chaque rive.
Nous entourons Ithaque.
Ithaque est une île petite.
Ton royaume est petit.
Tu es un petit roi.
Ulysse :
La grandeur et la beauté ne s'arpentent pas.
Le coryphée :
Mais pourquoi ne pas gagner les terres les plus proches?
Ulysse:
J'ai déjà parcouru ces régions.
Aucune ne convient.
J'irai vers le nord en pays inconnu.
Et là, j'aborderai en site de montagnes.
La barrière des monts me séparant des flots,
J'espère y trouver ce qu'aujourd'hui je cherche.
Alors, sans regrets, je quitterai
Les vagues futiles ;
Divinités, sans doute,
Mais divinités secondaires,
Ne sachant que rouler, cervelles sans esprit,
Leurs têtes sans cervelle.
(Il rentre dans le bateau).
Le choeur : (cris de stupéfaction réprobatrice)
Vague 6 :
Ulysse, tu es un insolent!
Vague 7 :
Et tu fuis!
Vagues 6-7 :
C'est facile de lancer des insultes
Vagues 1-12 :
Et d'aller se cacher.
Vagues 9-10:
C'est facile de s'esquiver
Vagues 3-4:
Après un mauvais coup.
Vagues 1-2-3-4 :
Seule ta langue est puissante
Vagues 9-10-11-12 :
Et ta parole est venimeuse.
Vagues 5-6-7-8 :
Mais après l'invective,
Vagues 1-2-3-4-5-6 :
Dès que point la riposte,
Vagues 7-8-9-10-11-12 :
Quand risque le danger,
Le choeur :
Tu fuis!
Vagues 1-2-3-4-5-6 :
Tu lances le désordre;
Vagues 7-8-9-10-11-12 :
Et, quand celui-ci parait,
Le choeur :
Tu évites le combat.
Vagues 7-8-9-10-11-12 :
Ce que tu as semé, tu ne l'assumes pas.
Vagues 1-2-3-4-5-6:
Préférant te cacher que d'exposer ta peau,
Le choeur :
Ulysse, tu es un maldisant,
Tu es un malfaisant, et un lâche!
Le coryphée :
Laissez vaguelettes, mes belles, mes douces
Laissez ce vieux fou regarder la Grande Ourse.
Le choeur : (vindicatif)
Sais-tu, pauvre humain prétentieux,
Que sans concéder trop d'efforts,
Ta vie parmi nous est bien faible.
Qui peut décider de ton sort ?
Aboie, chien boiteux qui se cache, au fond protecteur de sa niche!
Ta nef est fragile en nos mains lançant le harpon qui s'y fiche. Tu crois ton succès assuré : Cela rend brillant, dans ton oeil,
La haine d'autrui qui t'habite, enflant sans retour ton orgueil.
Le coryphée :
Laissez vaguelettes, mes belles, mes douces,
Laissez ce vieux fou regarder la Grande Ourse.
Vague 7 :
Tu te crois supérieur à tout autre éphémère!
Vague 1 :
Tu brandis tes savoirs sur nos ondes amères,
Vague 12 :
Supposant seulement qu'ils ne sont pas chimère.
Le choeur: (avec animosité)
Enfle, vaniteux, le mépris hautain débordant de ton être
Et souffle, en crachant sur chacun, la haine que tu veux y mettre.
Tu tiens ton destin dans ta main ; on t'a dévoilé ton parcours.
Crois-tu que cela soit certain ? Crois-tu que c'est dit sans détours?
Ce fut jusque là vérifié. Cela prouve-t-il que la suite
Verra même chose avérée ? Ou bien mourras-tu dans ta fuite ?
Le coryphée :
Pourquoi accabler ce marin sur sa barque ?
Quittez ce souci malheureux qui le marque.
Il dit ce qu'il dit, vaguelettes mes douces ;
Soyez apaisées; que vos rancoeurs s'émoussent.
Vague 5 :
Que sais-tu, au juste ?
Ce qui t'a été rapporté ?
Vague 8 :
Tu es persuadé d'une véracité...
Vague 2-11 :
Et si ton destin était
D'être informé d'une fausse manière...
Si c'était une ruse
Faite pour ruser l'homme aux mille tours.
Le chœur : (avec animosité)
Et le précipiter avec son concours
Dans la faille
Qu'il rêvait de combler
Ton être chétif est bien fat qui croit échapper à l'Olympe.
Les ordres divins sont lancés et l'homme où qu'il aille où qu'il grimpe,
Un jour est atteint par les traits. Voulant éviter sa douleur,
Il court à sa peine prévue ; et n'a que bâti son malheur.
Cours donc! Ô Ulysse! Mais cours donc! Et raille ceux qui te préparent;
Et nous, nous rirons de ta fin avec les échos du Tartare.
Le coryphée :
Laissez, vaguelettes mes belles, mes douces,
Laissez ce vieux fou regarder la Grande Ourse.
Le choeur : (se calmant un peu)
Calmons la colère avec le vent qui file ;
Dans nos coeurs, la haine n'est pas installée.
Taisons ce discours : méchanceté habile ;
Taisons la colère avec le vent qui file.
La paix s'établit en surface étalée ;
Nos corps sont rompus de frissons immobiles ;
Calmons la colère avec le vent qui file ;
Dans nos coeurs, la haine n'est pas installée.
Le coryphée :
Vagues! Vagues! Vagues!
Rappelez l'homme aux mille tourments!
Vos bouches écumeuses l'ont chassé :
Rappelez-le.
Rappelez-le doucement,
Et qu'à nouveau, le pacte soit scellé.
Le choeur : (persuasif, calme et chaleureux)
Reviens, pauvre humain qui s'élance au flot de nos ondes mouvantes;
Reviens, paraît sur le pont du bateau ;
Reviens, et oublie l'épouvante ;
Reviens, ne crains rien;
Reviens.
(Ulysse reparaît).
Le choeur :
Ne garde pas ombrage, Ulysse au bras puissant ;
Ne garde pas ombrage d'un moment d'emportement
Le coryphée :
Nous ne sommes pas ton ennemi.
Si parfois l'égarement nous bouscule, Comprends que tes propos surprennent
Et que nous n'avons pas l'habitude
D'être ainsi chahutés
Ulysse :
La faute est mienne.
Je vous ai, sans ménagement,
Lancé les mots
Qui m'étouffent.
Ces mots, vous ne les connaissiez pas,
Et pas dans la bouche d'un mortel
Le choeur :
Tu répands les idées qui te hantent
Et ne hantent que toi.
Tu n'es, parmi tous les humains,
Que celui que l'esprit dévore.
Dans ta tête,
Athéna et Hermès se disputent :
La science et l'astuce,
Le savoir et le savoir-faire,
L'équité et le leurre.
Ulysse :
Laissez donc Athéna et Hermès
Reposer sur l'Olympe.
Le Coryphée :
Ne sois pas amer, Ulysse ;
Et ne dénigre pas tes grands protecteurs.
Ulysse:
Leur protection m'est d'un faible secours.
Qu'est-ce que ce serait,
S'ils ne me protégeaient pas ?
Le choeur :
Tu aurais depuis longtemps,
Rejoint les plaines infernales.
Ulysse :
Et par là le repos.
Le coryphée :
Tu regretterais les prairies verdoyantes.
Ulysse :
Mon cerveau ne passerait pas son temps à penser.
Je n'échafauderais plus de plans.
Je serais un rocher
Qui reste sur son site,
Qui reste dans sa paix.
Le coryphée :
Il t'a été octroyé un destin
Extérieur au commun.
Ulysse :
Je m'en serais volontiers passé.
Le choeur :
Les dieux l'on décidé.
Ulysse :
Décision destructrice.
Pourquoi passer sur moi leur hargne ?
Suis-je un pantin ?
Un jouet dans leurs doigts agacés ?
Suis-je le réceptacle où se cristallisent
Leurs querelles intestines ?
Que leur ai-je donc fait ?
Le choeur :
Toi que l'on disait pieux,
Toi qui toujours respectais les divins,
Toi de qui les hommages étaient proposés
En exemple,
Tu es maintenant un impie.
Ulysse :
J'ai toujours révéré
La sagesse, la grandeur, le savoir.
J'admire
La bonté, le courage et la justice.
Mais quand l'exemple est si mal donné,
Je récuse ces profanateurs;
Fussent-ils ceux qui eux-mêmes
En sont les garants.
Si un guerrier a failli,
II n'est plus un guerrier.
Le choeur :
Alors, les dieux le frappent.
Ulysse :
Si un roi a failli,
Il ne peut être roi.
Le choeur :
Alors les dieux le frappent.
Ulysse :
Si un prêtre a failli,
Sa prêtrise le quitte.
Le choeur :
Alors les dieux le frappent.
Ulysse :
Si un dieu a failli,
Il n'est plus immortel.
Le coryphée : (après un court silence)
Les dieux ne peuvent faillir.
Le choeur :
Les dieux, dans leur essence même,
Décident de ce qui est bon,
De ce qui est bien.
Rien n'est bon ou mauvais
Avant la décision divine.
Eux seuls ont le choix;
Et les autres se plient.
Ulysse :
Ont-ils vraiment le choix ?
Le coryphée :
Tu en doutes ?
Ulysse :
Écoute, Eole au souffle puissant,
Je ne veux pas encore te fâcher.
Le coryphée :
Je n'étais pas fâché.
Doutes-tu de la puissance des Dieux ?
Ulysse :
De leur puissance, non.
Mais de leur capacité de choisir, oui.
Le choeur : (grave)
Sombre, sombre le malheur qui te frappe.
Tragique sera la fin de celui qui juge les divins.
Le coryphée :
Reviens à des idées plus justes.
Ulysse :
Tu veux dire plus conformes.
Le choeur : (avec commisération)
Il sera de tous honni
L'homme qui s'extrait du monde.
Effroi de misère immonde,
Il sera de tous honni.
L'Hadès même le bannit.
Lapidé de jets de fronde,
Il sera de tous honni
L'homme qui s'extrait du monde.
Ulysse :
Quand tu m'as donné l'outre,
Zeus l'a décidé :
Tu n'avais pas choisi.
Quand tu me la refusais,
Poséidon l'exigeait, ce n'était pas plus ton choix.
Le coryphée :
Je ne suis que le dieu des vents ;
Les Olympiens me surpassent.
Ulysse :
Mais, Zeus craint Poséidon
Et Poséidon craint Zeus.
Toutefois, dès qu'un d'eux y parvient,
Il berne l'autre;
Alors, l'autre entre en rage
Et se venge comme il peut.
I1 n'affronte pas loyalement son adversaire ;
II frappe la seule mouche qui passe
Si cette mouche a plu au premier.
La terre entière et les océans
Sont jetés en forme de supplices cruels,
Dans des horreurs sans nom
Et des carnages sanglants
Dont le but est de calmer les turpitudes divines
Et les querelles intestines de la famille olympienne.
Le coryphée :
Toi même, Ulysse,
Quand ton voisin t'a excédé,
Ne pouvant lui briser le crâne,
Tu fracasses le premier objet qui te tombe sous la main.
Ulysse :
Les Dieux nous ont habitués à ces faiblesses ;
L'exemple vient d'en haut
Et nos mauvaises actions
Ne sont que le fruit et l'image de leurs petitesses.
Le coryphée :
L'opposition des différents des dieux
Réalise l'équilibre des antagonismes de l'univers.
Ulysse :
Et leurs déséquilibres causent
Les maladies, les déchéances,
Les catastrophes usuelles :
Volcans, séismes et tornades.
Ils entraînent aussi
Famines, avilissements et destructions,
Incompréhensions, défis, violences,
Envies, jalousies, rancunes,
Vols, pillages, rapines,
Spoliations, parjures, vengeances
Et sur ce tas d'immondices, l'Olympe de gloire
Rayonne de guerres, de massacres et d'exterminations.
Si c'est là, pour toi, l'harmonie du monde,
Je ne suis pas de ce monde-là.
Le coryphée :
Tu l'es, que tu le veuilles ou non.
Ulysse n'est que le contrepoids d'autre chose.
Ulysse:
Mais quoi?
Le coryphée:
Je ne sais pas.
Le choeur: (reprenant peu à peu de l'animosité)
Le destin seul tisse le canevas.
Ton oeil petit ne peut saisir la cohérence de ce que tu vois.
Le sort que tu réprouves au nom de la justice
N'est injuste que pour ta perception.
Vue du haut de l'Olympe,
La toile est accomplie,
Et la plaine sans défauts dans son infinie variété.
Le coryphée :
Ne cherche pas à mesurer
Une unité qui te dépasse.
Le choeur :
Reçois, Ulysse, soumets-toi ;
Ne te rebelle pas.
Tes peines, si tu les acceptes,
En seront moins lourdes et moins durables ;
Et tu triompheras.
Homme aux mille tourments,
Que serais-tu sans les Dieux ?
Ulysse :
Et eux, que seraient-ils sans moi ?
Le choeur : (offusqué)
Oh!
Ulysse:
Quoi, oh?
Sans nous, ils n'existeraient pas.
Nous les logeons dans nos temples;
Nous les enrichissons de nos offrandes;
Nous les flattons de nos prières ;
Nous les encensons de nos processions ;
Nous les abreuvons de nos libations
Et nous les nourrissons de nos sacrifices.
Et pour quel retour ?
Ils se réjouissent de nos misères ;
Ils génèrent nos déchirements ;
Ils se parent de l'opulence de nos travaux
Et jouissent de la puissance de nos énergies.
Le choeur : (haussant le ton)
Tu es un éphémère et ils sont éternels.
Ulysse :
C'est faux!
Le dieu de la foudre,
Zeus, le maître de l'Olympe,
Le roi des Dieux
Est né de Chronos et de Rhéa.
Le coryphée :
Oui, et alors?
Ulysse:
Avant que son père ne l'engendrât,
II n'existait pas.
Ce père, lui-même, est fils d'Ouranos, le ciel ;
Lequel avant d'épouser la terre
En était le fils.
Les Dieux naissent.
Ils n'ont pas d'éternité.
Le coryphée :
Avoir un commencement n'implique pas d'avoir une fin.
Ulysse :
Si le temps n'a pas de prise sur eux,
Pourquoi certains en engendrent-ils d'autres.
Restent-ils jeunes ?
Ou bien certains naissent-ils vieux ?
S'ils vieillissent, jusqu'où va leur vieillissement ?
Et quand commence leur immortalité ?
Le choeur : (de plus en plus animé)
Tu es un éphémère et ils sont immortels.
Ulysse :
C'est faux!
Que vous le répétiez sans cesse ne change rien à la chose. Le coryphée :
Ne te laisse pas emporter par ton égarement.
Ulysse :
Je ne m'égare pas, je raisonne;
Et si raisonner m'échauffe,
C'est d'entendre des fadaises
Capables de faire rire le dernier nouveau-né.
Le choeur : (avec hargne)
Tu es un éphémère et ils sont immortels!
Ulysse:
C'est faux,
C'est absolument faux.
Vous le savez:
Ouranos l'antique eu pour descendance Cronos.
Celui-ci
Mutila
Son père ;
Et,
Aidé de ses frères les Titans,
Le précipita.
Où est ce père, maintenant ?
Le coryphée :
Au fond du Tartare.
Le choeur:
Plus bas que l'Enfer.
Ulysse :
Peut-on penser qu'encore il vit ?
Vit-on au delà de l'Enfer ?
Puis Cronos procréa de nombreux dieux.
Mais, le plus jeune, Zeus au foudre,
L'élimina ;
Et à son tour, détrôna son père.
Où est aujourd'hui, Cronos, le maître du temps ?
Le coryphée :
Au fond du Tartare.
Le choeur :
Plus bas que l'Enfer.
Ulysse :
Précipiter le temps,
A-t-il, pour Zeus le foudroyant,
Aboli le temps ?
Le coryphée :
La foudre et sa famille règnent sur l'Olympe.
Ulysse :
Pas pour toujours.
Pour eux, ce n'est qu'une rémission.
Le temps ne leur accorde qu'un répit.
Comme leurs aïeux, ils seront précipités.
Le choeur : (avec épouvante)
Homme présomptueux et blasphémateur,
Ce que tu traverses n'est pas ton châtiment ;
Pas plus un avertissement.
Ce que tu subiras,
Nos têtes épouvantées n'osent même pas l'imaginer.
Les immortels uniront leur puissance
Pour bâtir une peine jamais encore inventée.
Tu ne crains plus l'éclair de Zeus.
Ulysse:
Oh! Si, je le crains!
Mais cela ne m'empêche pas
De nier sa pérennité.
Le coryphée :
Et qui l'abattra ?
Ulysse :
Les Dieux ont été détruits par leur progéniture.
Le choeur :
Souvent, les enfants se rebellent contre les parents. Ulysse :
C'est vrai, mais serait-ce par leur grandeur
Que leur rébellion
Est plus barbare et sanguinaire,
Plus remplie de dégoût et d'horreur ?
Zeus éventra Cronos
Qui, lui même avait émasculé son père.
Le plus grand forfait puni par l'Olympe
Est le parricide.
Les dieux savent de quoi ils parlent...
Que n'appliquent-ils leurs préceptes à eux même!
Le coryphée :
Cela diminue-t-il la noirceur des humains ?
Ulysse :
Nos noirceurs, ils en sont l'origine.
Le choeur : (avec force)
Ces dieux rejetés par tes cris, pourtant, ont veillé ton berceau. Hermès, ton aïeul attentif, protège partout tes assauts ;
Mais toi, méprisant, tu dénies l'apport merveilleux de tes ruses;
Tu en as reçu les savoir sacrés que pourtant tu récuses.
L'Olympe est pour toi un amas rempli de sordides méchants.
Ils vont et ils viennent toujours au mal occupés, arrachant
Au coeur des humains apeurés, timides enfants qu'on abuse.
Tu en as reçu les savoirs sacrés que pourtant tu récuses.
Hermès est précieux protecteur; mais toi, tu disposes, de plus,
D'un bien plus puisant et plus sûr; la grande Athéna t'a élu. Sagesse aux yeux pers de la science, l'égide à tête de Méduse, Tu en as reçu les savoirs sacrés que pourtant tu récuses.
La fille de Zeus te recouvre et souffle sur toi, dans ton sang, L'ardeur du génie de son père; sortie d'un cerveau si puissant, Elle offre à tes pas le renom dont toi, tu profites, et abuses.
Tu en as reçu les savoirs sacrés que pourtant tu récuses.
Mais crains que, plus tard, tous ces Dieux, trompés, méprisés, ulcérés,
Ne fassent payer le prix juste à ton irrespect acéré.
Déjà, sous la cime du ciel, ils songent à toi, ils t'accusent;
Tu en as reçu les savoirs sacrés que pourtant tu récuses.
Ulysse :
Hermès est dans mon sang,
Athéna dans ma tête.
Ils sont mes protecteurs,
Et je leur en suis reconnaissant.
Autant que mes parents,
Ils sont mes parents, Et plus que moi, ils sont moi;
Mais, pourquoi eux seulement ?
Si j'excepte quelques êtres légers
(Toi, Éole, m'a été secourable,
Et vous, les Vagues, ne m'êtes pas hostiles ;
Et quelques uns encore) ;
Les autres,
Pour contrarier la finesse et la ruse,
Pour s'opposer à ceux que la sagesse habite,
Font déferler sur moi la hargne nauséeuse
Et ricanent, entre eux, quand je plie le genou.
Ma fin n'est pas leur but ;
La jalousie seule les dresse.
Ils ne veulent voir que mes protecteurs abattus.
Le coryphée :
Comme dans tes combats, tu engages tes gens,
Tu es engagé dans les guerres de l'Olympe.
Tu as des serviteurs;
Ils t'ont pris pour le leur.
Le choeur :
Servir de si grands princes est un honneur insigne.
Le coryphée :
Mais maintenant, tais-toi.
Je t'ai laissé parler.
Ton langage acerbe
Va bientôt échauffer mes oreilles.
Tu te plains que les Dieux te jettent dans leurs différents Sans demander ton avis,
Qu'ils prospèrent de tes efforts
Sans récompense aucune.
Songes-tu à ces boeufs que tu mènes aux labours,
Que tu épuises de charges,
Que tu fouettes quand leur ouvrage t'insuffit,
Que tu uses à la tâche?
Qu'auront-ils de toi
Quand, trop vieux,
Trop brisé de trop de vie ingrate,
Ils ne satisferont plus tes exigences glorieuses ?
Tu les feras abattre,
Et tu les mangeras.
Le choeur :
Les Dieux sont plus cléments que toi.
Le coryphée :
Les dieux archaïques ont été supplantés
Par d'autres plus valeureux, plus nobles,
Plus puissants et plus généreux.
Ulysse :
Non! Pas plus généreux!
Plus retords, plus jaloux,
Plus avides et plus cruels;
Ne pensant qu'à leurs luttes barbares,
Sans voir s'approcher la fin de leur règne.
Et puis, le voudraient-ils, qu'ils ne le pourraient pas. Englués et aveugles de contradiction mortelles,
Les dieux périront.
Le coryphée :
Et qui s'en chargera, mouche présomptueuse ?
Ulysse :
La descendance s'est substituée à l'ascendance.
Le coryphée :
Qui est donc la descendance des dieux ?
Ulysse :
Nombreux sur l'Olympe ont séduit des humains.
Les enfants, qui sont nés,
Sont liés d'une vie brève;
Mais ils procréent eux-mêmes ;
Et l'espèce s'accroît.
Le coryphée :
Et comment, misérable, seront tués les dieux ?
Ulysse :
Ils ne le seront pas.
Le choeur : (agité et agacé)
Et comment t'en défaire ?
Toi qui es astucieux,
Dis-nous ton stratagème,
Que nous riions un peu.
Mais si c'est un secret, une ruse perverse,
Qui, une fois éventée, perd tout son pouvoir, Garde-le, garde-le ton projet méprisable.
Ulysse :
Ce n'est pas mon projet, et je n'y suis pour rien. Les dieux eux même creusent leur tombeau.
Le choeur : (de plus en plus agité)
Vas-y, dis-le!
Dis-le ton chant blasphématoire!
Vautre-toi dans l'opprobre et la dégoûtation!
Laisse aller le venin
De ta langue bifide!
Crache donc! Voix perfide!
Laisse aller le venin!
Bassesse de nain,
Que ta hideur se vide,
Laisse aller le venin
De ta langue bifide!
Ulysse :
Quand les hommes brisés de terreur
Se seront fatigués de servir,
Ils se détourneront de la peur
Et fuiront qui veut les asservir
Les Divins oubliés se tairont
Et les temples en ruines et morts,
Couverts d'herbe folles s'empliront
De leurs ombres sourdes au remords.
Adieu les sacrifices, plus de cultes!
Plus de prêtre accroupi, plus d'encens
Les dieux, abandonnés et occultes,
Ne seront que fantôme impuissant.
Le choeur :
Laisse aller le venin
De ta langue bifide!
Le coryphée :
Si j'en crois ton discours,
Les hommes, un beau jour,
Emportés par leurs détours,
Périront à leur tour.
Ulysse :
Nous n'en sommes pas là; cela viendra peut-être.
Chaque chose en son temps.
Les dieux ont outrepassé le mal,
Ils seront tôt ou tard rejetés.
Le choeur :
Crache donc, voix perfide,
Laisse aller le venin.
Le coryphée :
Et qui remplacera les hommes ?
Dis-le, mais dis-le donc!
Ose raisonner jusqu'au bout.
Ulysse :
Pour l'heure, je n'en sais rien.
Peut-être les boeufs dont tu parlais tout à l'heure.
Le coryphée :
Le sarcasme suit toujours l'incohérence.
Pour n'être pas détruit,
Que ne protèges-tu pas ceux qui te protègent
Et la loi établie.
Le choeur :
Bassesse de nain,
Que ta hideur se vide,
Laisse aller le venin
De ta langue bifide!
Ulysse :
Il est établi que la loi établie changera.
C'est dans l'ordre du monde.
Le coryphée :
Athéna aux yeux pers,
Athéna à l'égide,
Athéna à la lance,
Athéna à la science
Et Hermès du commerce des hommes, Tu veux donc les renier ?
Ulysse :
Je les respecterai tant qu'ils seront présents ;
Et, après leur départ, je garderai pour eux
Un culte sincère et profond.
Le coryphée :
Prends garde Ulysse,
Tu menaces les dieux.
J'en suis un,
Et je suis encore là.
Ulysse :
Certains plus longtemps survivront.
Les vents et les vagues,
Tourment du voyageur
Recevront des prières prononcées par peur.
Le coryphée :
Bouche de vipère,
En plus tu nous flagornes ;
Croyant nous séparer de nos frères immortels,
Et malgré ta démence,
Espérer nos clémences
Tes os seront en cendre
Et l'Olympe debout.
Ulysse:
Moi, sans doute,
Mais ma descendance...
Les hommes survivront aux dieux.
C'est une loi de la nature,
Et vous n'y pouvez rien.
Les parents meurent avant les enfants.
La lumière s'assombrit. En bruit de fond, on entend monter, peu à peu, des bruits de vagues déferlantes et de vents en tempête. Les vagues s'agitent de plus en plus.
Le coryphée :
Ulysse, pour ton irrespect,
Compte-moi, maintenant,
Au nombre de tes ennemis.
Le choeur : (en grande houle)
Laisse aller le venin
De ta langue bifide!
Crache donc voix perfide
Laisse aller le venin!
Bassesse de nain,
Que ta hideur se vide!
Laisse aller le venin
De ta langue bifide!
Maintenant, la tempête est installée, mais son intensité va encore croître pendant tout le tableau.
Le coryphée :
Debout, les vents!
Debout, orages!
Debout, aquilons flamboyants!
Debout la tempête qui rage!
Debout tous les vents!
Sortez de vos grottes profondes,
Sortez de vos antres!
Sortez! Accourez!
C'est moi qui vous appelle ;
Moi, Éole, votre maître à tous.
Soyez présents,
Les grands, les petits ;
Unissez vos forces en tumulte
Jamais accompli!
Arrivez en foule sans nombre.
Que vos souffles mêlés balayent l'eau des mers,
Des océans,
Et soulèvent, en montagne de suie,
Les vagues déferlantes.
Accumulez ici les géantes liquides!
Debout les vents!
Debout la tempête!
Venez à mes cris.
Trop longtemps je vous ai contenus.
Vous n'êtes plus contraints.
Laissez déborder vos jeux de colère et de haine! Debout les vents!
Debout!
(Avec violence. Les vagues vont maintenant, par leurs cris, imiter les hurlements de la tempête; Tantôt ensemble et tantôt en désordre, sur des timbres variés, menaçants, lugubres et meurtriers)
Le chœur :
Ouh! Ouh! Ouh!
Que hurle la houle
Et que roule la foule des houles.
Les ondes s'enroulent et moulent
En boule la fureur qui coule et s'écroule.
Ulysse :
Criez, vents!
Criez, vagues!
Vous ne m'épouvanterez pas!
Je suis un marin.
Des tempêtes, j'en ai vu.
J'y ai survécu.
Le coryphée :
Frappe, Tempête!
Frappe, Ouragan!
Soulève, Typhon,
Des maelströms changeants!
(Le chœur se partage en deux demi choeurs ; Les vagues de 1 à 6 sont appelées demi choeur jardin; et les vagues de 7 à 12 demi choeur cour)
Demi choeur jardin :
Uh! Uh! Uh!
Que hurle l'écume qui fume!
Demi choeur cour :
Les brumes dénudent les dunes!
Le choeur:
Fuyez, nuit sans Lune à grand bruit,
Lagunes qu'on hume et culbute!
Ulysse :
Je n'ai pas peur, Éole;
Je n'ai pas peur, Naïades!
Vous ne m'impressionnez pas.
Vos forces sont terribles ;
Mais ma confiance est plus terrible encore.
Le coryphée :
Avides puissances déchaînées,
Émiettez et brisez,
Broyez
Ce que vous rencontrez!
Criez, vitupérez, poussez,
Aspirez,
Creusez en sillons exaltés
Des abîmes dans cette encre ;
Et jetez, jusqu'au ciel,
Les remous inversés!
Éventrez cette mer
Et précipitez-y
Les reflux dégagés!
Demi chœur cour:
Ih! Ih! Ih!
Les sites s'agitent en cris qui crépitent!
Demi choeur jardin :
La fuite t'habite; que gîte l'abri où tu gîtes!
Le choeur :
Plus vite! Plus vite! Invite la vie qui te quitte
Et t'évite et s'irrite! Plus vite! Plus vite!
Ulysse :
Télémaque! Télémaque!
Fils que j'ai trop peu connu!
Regarde!
Regarde comment ton père Lutte,
Lutte contre les éléments!
J'ai lutté, jadis, contre les hommes.
J'ai lutté contre les forces obscures.
Si on te dit mon trépas,
Ne crois rien;
Ce sera un mensonge;
Je serai retenu dans un piège profond.
Regarde, Télémaque,
Et souviens-toi.
Aujourd'hui,
Je lutte contre les dieux ;
Et je triompherai.
Pour toi, Télémaque,
Je serai vivant.
Le coryphée :
Bourrasques en délire,
Ronflez!
Ronflez, tourbillons multiformes!
Allez, les vents!
Plus fort!
Mettez-y votre rage,
Jetez-y vos démences!
Que l'épouvante même
Soit gagnée par l'effroi
Du cauchemar inimaginé.
Allez, redoublez vos efforts!
Que la voûte céleste en soit ébranlée!
Le choeur :
Vagues en furie fracassante,
Portez la folie où vous poussent vos pentes!
Happez dans vos mains qui se lèvent gluantes,
La mort des débris que vos fièvres enfantent!
Ulysse :
Non! Vous ne m'aurez pas!
Je tiens encore la rame
Que je planterai en pays inconnu.
Cette rame inutile restera mon salut.
Pour me l'arracher,
Vos efforts seront vains
(Grand mouvement hurlant des vagues)
Pénélope! Pénélope!
Belle et brune Pénélope!
Regarde-moi!
Les filles de Zeus,
Les Naïades, affreuses sorcières,
Veulent m'arracher la vie,
Veulent m'arracher à toi.
Pénélope, contre moi j'ai gardé
La trace de tes épaules,
Et dans les eaux amères,
Je sens encore le parfum de tes cheveux.
Au travers du vacarme meurtrier,
Ta voix mélodieuse résonne dans mon corps.
Sois avec moi;
Je t'en conjure
Et je pourrai revenir.
Tirésias l'a promis.
Il ne peut se tromper.
Pénélope! Pénélope!
Malgré l'adversité,
Je t'ai gardé mon amour. Attends-moi!
Au sein de mes biens, je finirai mes jours. Pénélope!
Pour la seconde fois, Attends-moi!
Le coryphée :
Encore! Encore!
Plus fort! Plus fort!
Sa raison chancelle; il vacille! Déchirez l'atmosphère!
Qu'en gerbes monstrueuses
Il soit déchiqueté.
Arrachez-le à ses habits
Et jetez le dans les gouffres salés hérissés de rochers! Que sa chair dépecée
Soit un met répugnant
Pour les serpents marins.
Et toi, Poséidon, ébranleur des terres, Maître des océans,
Rejoins-nous!
Ton ennemi est entre nos mains.
Il succombe.
Viens triompher, enfin, de cette bête immonde.
Le Tartare ne sera pas assez vil
Et vomira, dans un spasme livide, ses déchets!
Le choeur :
Mes soeurs horrifions notre danse!
Ô mes soeurs, dansons que chacune s'élance!
Du dieu de la mer, rugissons la défense!
Mes soeurs, à nouveau horrifions notre danse!
Ulysse :
Athéna!
Puissante Athéna!
Reine de sagesse et de science,
Entends-moi!
Je suis Ulysse, fils de Laërte, roi d'Ithaque ;
Ne m'abandonne pas.
Princesse éclairée,
Princesse au regard perforant,
Toi qui sais la justice et la vérité,
Secoure-moi.
Pour toi, j'ai combattu
La haine, la traîtrise et l'obscurité.
Tes détracteurs ignobles,
Aujourd'hui, sont ligués.
S'ils m'atteignent, c'est pour mieux t'abattre. Athéna aux yeux pers,
Garde encore ton triste serviteur. La science est immortelle.
Athéna, ne m'abandonne pas.
Je peux lutter encore.
Athéna, aide-moi.
Si ta force vertueuse pense encore à moi,
Pour me rendre vigueur,
Donne-moi un présage
(Dans une succession d'éclairs, la chouette de la voile s'illumine)
Puissances du mal! Puissances de mort!
Je saurai triompher!
(Les vagues l'engloutissent et le recouvrent. Noir. Silence. Lumière. Le navire a disparu remplacé par un rocher. Une chouette avec un bouclier et un casque tient Ulysse sur son genou. Les vagues sont couchées en cercle autour de la chouette. Le coryphée est agenouillé dans un coin).
La chouette :
Dors un long moment enlevé par tes rêves ;
Ton somme est profond et la mort s'assoupit ;
Homme généreux, ta vie serait si brève?
N'as-tu pour payer aucun autre répit.
Ulysse, ô Ulysse ainsi ton temps s'achève ?
Bataille perdue, n'en ait pas de dépit.
Dors un long moment, enlevé par tes rêves ;
Ton somme est profond et la mort s'assoupit.
Je pleure et pourtant, il faut que l'on t'enlève;
Le fil du matin, la Parque le rompit.
L'immortalité est un fardeau sans trêve ;
Reste dans mes bras en ton espoir tapi.
Dors un long moment enlevé par tes rêves.
Le coryphée :
Ils coulent en larmes les mots d'Athéna la farouche.
(La chouette pose le corps)
La chouette:
Mort. Je ne comprends pas.
Déjà son corps est froid.
Pour la première fois, peut-être,
Je crois que je ne comprends pas.
Ma tête est un tourbillon de vide.
Faut-il qu'Ulysse, par son décès,
M'accorde ce sentiment humain :
L'incertitude ?
Pourtant, elle ne l'habitait pas
Je ne comprends pas.
Quelque chose crie que je me trompe ;
Mais, je ne sais pas quoi.
Je ne comprends pas ;
Je ne comprends pas...
Savoir, es-tu délivrance ?
Peux-tu toujours conforter ?
Incertitude est souffrance.
Tu éblouis de puissance,
Même pour nous emporter,
Savoir, es-tu délivrance?
Mais quand l'indicible absence,
Plus tard, vient nous déborder,
Incertitude est souffrance.
Nous croyons la pertinence,
Or, pour mieux réconforter,
Savoir, es-tu délivrance ?
Jeté ainsi dans l'errance,
Qui sait donc se comporter ?
Incertitude est souffrance.
Les yeux ouverts dans l'enfance,
Où devons nous donc aborder ?
Savoir es-tu délivrance ?
Quand poussé sans assurance,
On se laisse déporter,
Incertitude est souffrance...
Dis-nous fort ta complaisance
Qui sait seule nous encorder;
Savoir, es-tu délivrance ?
Choisir: Quelle est l'importance ?
Car si l'on est mal porté,
Incertitude est souffrance.
Puis, vienne la déchéance
Tout projet peut avorter.
Savoir, es-tu délivrance ?
Incertitude est souffrance.
Le coryphée :
Ils coulent en larmes les mots d'Athéna la farouche
La chouette :
Sur ta poitrine, les sanglots de la mer ont séché
Et le soleil surpris réchauffe ta peau.
On dirait que tes yeux vont s'ouvrir ;
Mais ils restent clos.
Écoute-moi, Ulysse.
Si tes pas indécis hésitent,
Si ton âme errante
N'a pas encore franchi le fleuve des morts,
Essaie de m'entendre.
De toutes mes forces, je vais tenter de t'informer.
Chasse la mort que tu trouves ;
Ton destin est moins banal ;
Fuis le repos qui t'éprouve.
Laisse hurler cette louve ;
Son cri n'est pas ton aval ;
Chasse la mort que tu trouves.
Du fût éclate les douves;
L'ombre n'est pas ton fanal ;
Fuis le repos qui t'éprouve.
L'écho du soleil te couvre,
Rayon de vie amical,
Chasse la mort que tu trouves.
Qu'à nouveau ton souffle s'ouvre
Et redevienne normal ;
Fuis le repos qui t'éprouve.
Écoute ce qu'on te prouve ;
Et rejoins en le signal ;
Chasse la mort que tu trouves ;
Fuis le repos qui t'éprouve.
Le coryphée :
Ils coulent en larmes les mots d'Athéna la farouche.
La chouette :
Si tu ne peux m'obéir,
Si les projets, pour toi, sont autres,
Écoute-moi quand même;
Que ton sommeil glacé entende, malgré tout,
Ce qui aurait du arriver.
Tu aurais débarqué dans le septentrion ;
Tu aurais marché vers le nord,
Et, franchissant des montagnes aiguës,
Tu aurais cru trouver les terres de ta quête.
Mais là, le désespoir t'aurait atteint.
Un fleuve s'y écoule et les bateliers s'y affairent.
Alors, vers l'occident, tu aurais remonté à la source,
Jusqu'où le torrent ne se navigue pas.
Et, seulement alors, dépassant des cimes de glace,
Tu serais arrivé au pays que tu cherches.
Le temps aurait passé,
Et, ta rame plantée, Tu serais revenu.
Le coryphée :
Ils coulent en larmes les mots d'Athéna la farouche.
La chouette :
Que tu sois rassuré,
Je l'avais, par mes prières, obtenu.
Ton aïeul, Hermès, le messager, devait y pourvoir.
J'ai su le convaincre de me laisser cette tâche.
Moi seule, en avais le devoir;
Le coryphée :
Toi seule en avais le désir.
La chouette :
Je t'ai donné la sagesse; c'est vrai.
Mais cette sagesse, Tu as su en user.
Tu n'as pas dégradé le don qui t'était octroyé.
Ulysse, je t'ai admiré.
J'ai été fière de toi.
J'ai été fière de mon choix;
Le coryphée :
Et tu l'as aimé.
La chouette :
Je t'ai aimé comme un enfant;
Je t'ai aimé comme un disciple ;
Je t'ai aimé comme un ami ;
Le coryphée :
Tu l'as aimé comme un homme.
La chouette :
Je t'ai aimé comme aime une Déesse;
Le coryphée :
Tu l'as aimé comme aime une princesse ;
Tu l'as aimé comme aime une femme ;
La chouette :
Je t'ai aimé comme aime une vierge.
Contre toute attente,
Tu es mort.
Le coryphée :
Et maintenant, tu pleures.
La chouette :
Pourtant,
Je ne puis m'y résoudre,
Et contre l'évidence, j'espère encore.
Ulysse, tu ne dois pas mourir.
Cela n'est pas écrit.
Tu n'en as pas le droit.
Quand,
Le coryphée :
Comme tu l'as déjà fait,
La chouette :
Tu ressortiras de L'Hadès,
Garde, à ton réveil,
Les images du songe que je t'ai bâti.
Le coryphée :
Ils coulent en larmes les mots d'Athéna la farouche.
La chouette :
Et oublie l'aveu de ma faiblesse.
(Elle le reprend dans ses bras)
Dors bel enfant que je berce ;
Garde mes gestes aimants ;
Dors au bras de ta princesse.
Dors bel enfant que je berce ;
Laisse exister ce moment;
Ton coeur me regarde en dormant.
Dors bel enfant que je berce;
Garde mes gestes aimants.
Nymphes de la mer, gardez le chaudement.
Que vos flots assagis le caressent, le bercent.
(Les vagues se relèvent)
Qu'il aille son destin désiré ardemment,
Et qu'il échappe enfin à ces rigueurs adverses:
Le choeur :
Mes soeurs, à nouveau engageons notre danse;
Ô mes soeurs dansons; que chacune s'élance.
(Les vagues cachent la chouette et Ulysse, puis se retirent. La chouette a disparu).
Du dieu de la mer, ménageons la dépense ;
Mes soeurs, à nouveau, engageons notre danse.
Le coryphée :
Laissez Vaguelettes, mes belles, mes douces.
Laissez ce vieux fou regarder la Grande Ourse.
(En se retirant d'un mouvement de ressac, les vagues laissent Ulysse sur l'avant scène).
Pour fruit du labeur accompli dans ses courses,
Il faut qu'il s'en aille où tous les vents le poussent.
(Dans un second mouvement de ressac, les vagues déposent la rame sur Ulysse).
NOIR
2014
Edition Mélibée
392 pages
Pour Jean Durier-Le Roux, lors de son activité professionnelle, le plus grand moment de plaisir jubilatoire quotidien, c'était la cantine. Là, avec une demi-douzaine de galapiats de son espèce, il refaisait le monde. Et puis, la retraite est arrivée : plus de débats dialectiques passionnés. Alors, en toute humilité, il a décidé d'écrire ce qu'il aurait pu défendre véhémentement. Un nouveau problème s'est présenté. Jean Durier-Le Roux s'est souvenu du devoir de philosophie inhérent à la classe de terminale : « Peut-on penser par soi-même ». Il essaie. Ça, pour essayer, il essaie. Même, parfois, il a l'impression d'y arriver... Et là, son narcissisme s'en trouve revalorisé. De quoi se préoccupe-t-il ? A priori de n'importe quoi. Toutefois, il faut bien l'avouer, les sujets liés à la situation sociopolitique reviennent de façon récurrente. Est-ce à regretter ? Aristote, dans le premier chapitre de l'Éthique à Nicomaque, montre que le plus haut niveau de réflexion philosophique que l'on puisse avoir est celui qui concerne le politique. Alors, si c'est Aristote qui le dit...