(LES CIMES)
Théâtre
(LES OREADES)
Le chœur : Douze cimes enneigées.
Le coryphée : Pan : Dieu des bergers.
Ulysse : Roi d’Ithaque.
Poséidon : Dieu de la mer et ébranleur des terres.
Athéna : Déesse de la science.
Un berger.
Le théâtre représente douze cimes enneigées. Ce sont des triangles derrière lesquelles se cachent, au début, les Oréades. Il y a aussi sur le côté cour une montagne plus fixe à laquelle est suspendu un filet contenant des morceaux d’une matière pouvant figurer de la neige. (Polystyrène, par exemple). Juste devant cette montagne, en forme de rocher lui-même, une espèce de « bac à sable » vide.
Le berger :
Prrrt ! Prrrt !
Piiou ! Piiou !
Venez ! Venez !
Accourez petits moutons !
Prrrt !
Venez, moutons, venez !
Toujours vous me faites courir ; et je cours dans les ravines,
Les maquis, les pierriers.
Pour vous, je franchis les crêtes ;
Je parcours les étendues sauvages.
Venez ! Venez petits moutons !
Respectez mon grand âge ;
Ne m’obligez pas à vous chercher !
Revenez vers la source où vous vous abreuvez !
Prrrt ! Prrrt !
Piiou ! Piiou !
Revenez, je vous prie.
Je suis fatigué ;
Fatigué de marcher ;
Fatigué d’errer dans la montagne.
Seuls amis, égayant mon reste de jours,
Ne m’abandonnez pas ;
Ne me laissez pas isolé dans les cimes sauvages !
Entourez le berger qui vous aime.
Revenez ici, l’herbe est la même,
Volages moutons, mon troupeau.
Dans ce val, laissez-moi le repos :
Votre cri est pour moi un diadème.
Volage moutons, mon troupeau,
Entourez le berger qui vous aime.
Je vais m’asseoir ici.
Mes pieds sont las et mes forces aussi.
Toujours marcher, toujours courir ;
Toujours grimper dans les monts désolés ;
Glaçure d’hiver et brûlure d’été ;
Roches pointues et repas frugal.
Le pain que je mange est rassis
Ou quand il pleut moisi.
Ici, pas de fruits délectables,
Seules les baies sont mon lot
Et je me nourris du reste des oiseaux.
Et monter et descendre.
Dormir sur le sol quand la cabane est loin.
Cabane oubliée comme un trou de hibou ;
Sans fenêtre et dont la porte joint mal.
Cabane noircie par le feu qu’on allume
Et qui ne chauffe pas avec son bois qui fume.
Cabane au toit crevé
Où la neige insinue sa misère gelée…
Allons ! Pauvre berger ta vie est ainsi faite
(Il se lève)
Piiou ! Piiou !
Prrrt ! Prrrt !
Piiou ! Piiou !
Venez ! Venez !
Revenez, petits moutons !
(Entre le coryphée : c’est le Dieu Pan habillé en jeune berger).
Le coryphée :
Arrête de crier, vieillard,
Laisse tes moutons aller.
Tu ébranles, de tes cris, la douceur des nuages.
Laisse-le vagabonder,
Trouver son pâturage.
Il reviendra plus tard te demander du sel,
Reste à l’abri de l’ombre méridienne ;
La fraîcheur de la source sera ton séjour
Et le lieu de retour de tes agneaux enfuis.
L’ombre et le soleil des montagnes
Nourrissent de paix les troupeaux.
C’est eux qui sonnent les pipeaux
L’ombre et le soleil des montagnes.
Ici s’établit le repos ;
La douceur du vent l’accompagne
L’ombre et le soleil des montagnes
Nourrissent de paix les troupeaux.
Le berger :
Qui es-tu, jeune homme ?
Tu es habillé en berger.
Tous ceux qui parcourent ces ravins,
Je les ai vus naître ;
Et grandir ;
Et prendre la houlette.
Je sais où chacun pâture.
Je sais à qui appartient chaque brebis.
Je connais les vallées à l’entour jusqu’à dix jours de marche.
Je sais chaque rocher et qui y mène bête.
Mais toi, je ne te connais pas.
Ton costume est pastoral, mais aucun accroc
N’indique son travail.
Point de tache ;
Point de souillure ;
Point de trou ;
Point de déchirure ;
Point de pièce ni de ravaudage.
Serais-tu un berger riche ?
Pourtant tu arrives en ces lieux
Sans bêlement qui t’annonce.
Serais-tu, apparence trompeuse, un divin ?
Le coryphée :
Je suis ce que je suis.
Je suis ce que tu vois.
Je parcours les pentes,
Et me nourris de l’air des glaciers.
Tous les troupeaux sont miens ;
Et les bêtes sauvages sont le soutien de mon sang.
Tu ne m’as jamais vu,
Mais tu as entendu,
Lancinante,
La mélodie du vent dans les roseaux.
Qui te dit que, quand tes bêtes égarées
Retrouvent leur enclos,
Je ne te les ai pas conduites ?
L’herbe des alpages exalte mon pas.
Les fleurs éphémères saluent mon passage
Et l’aigle criard ouvre mon chemin.
Au ciel, inconnu des combats, s’élancent les lances de cimes.
Les mousses garnissent le sol : Grand lit d’homme pur où il dort.
Les monts inviolés se redressent : Reflets éthérés des abîmes.
La peine qu’on a de monter s’éteint et justifie l’effort
L’air plus transparent anoblit la paix dans une gloire ultime.
L’air frais, qui réchauffe les joues, réveille les ardeurs du corps.
Au ciel inconnu des combats, s’élancent les lances des cimes.
Les mousses garnissent le sol : Grand lit d’homme pur où il dort.
Ici le travail est serein, jamais de mensonge anonyme.
On va où l’on veut suivant la nature en accord.
L’homme des sommets fait partie du ciel et sa vie se sublime.
Plus haut que la peur, que les nuées, s’écartent l’effroi et la mort
Au ciel inconnu des combats s’élancent les lances des cimes.
Le berger :
Ton langage est flatteur.
Es-tu resté accroché des saisons
Au vent, au soleil, à l’été, à l’hiver,
Au même rocher,
Seul avec ton bétail,
Seul avec tes pensées,
Seul avec tes désirs,
Seul avec tes regrets,
Seul avec le temps qui t’échappe ?
Es-tu resté enfermé quand la tourmente gronde ?
Es-tu resté écœuré quand, dans la canicule,
Les insectes crisseurs
Vibrent exaspérés de torpeur maladive ?
Es-tu resté le jour entier pour attendre le soir ;
Et quand le soir se hisse,
Es-tu resté à espérer le jour ;
Le jour qui de nouveau devra être vécu.
Seul ;
Et de jours en nuits ;
Et de nuits en jours,
Seul,
Seul,
Seul !
Sans visite,
Sans ami,
Sans nouvelles,
Sans savoir ce que les autres vivent ?
Es-tu resté oublié
De semaines en mois,
Et de mois en années,
Et puis toute une vie ?
As-tu bâti des projets reportés à demain,
Des projets reportés à plus tard,
Reportés à jamais ?
As-tu attendu que demain te réveille ?
As-tu attendu que la vie ne commence ?
As-tu attendu
Seul,
Seul avec tes espoirs,
Avec tes désespoirs ?
As-tu attendu
Seul,
Seul,
Seul avec tes rêves
Inaccomplis
Et inaccomplissables ?
As-tu attendu ?
As-tu attendu
Seul,
Seul avec ton attente,
Seul
Avec ta solitude ?
Le coryphée :
Tu es seul. C’est vrai.
Mais libre.
Qui tu veux rencontrer ;
Tu lui apparais.
Qui tu refuses ;
Tu lui restes invisible.
Tu sais les voies.
Tu sais les passages,
Les rochers, les sources, les ombres.
Les plans d’herbe verte
Et les champs de fleurs.
Ta cabane sans protection,
Sans gardes, sans clefs,
Sans remparts
Est inexpugnable.
Pour quiconque y parvient,
Tu es le protecteur :
Celui qui offre l’eau,
Le repas,
L’abri,
Le salut.
Tu vas où tu veux.
Tu vas où tes pieds veulent.
Tu vas quand tu veux ;
Et quand tu ne veux rien,
Tu demeures.
Tu t’assieds, tu dors.
Tu joues de ton souffle dans les roseaux.
Tu n’as pas de maître exigeant, décidant ceci ou cela.
Les maîtres sont loin
Et tu agis comme il te semble.
Le berger :
J’ai des maîtres contraignants :
Mes moutons.
Toujours ils s’échappent.
Toujours ils vont vers une pâture préférée ;
Et moi, je dois les contenir,
Les sortir des lieux de danger,
Les protéger des bêtes féroces,
Les protéger de la montagne,
Les protéger d’eux même.
Mes maîtres sont des animaux.
Je ne suis que l’esclave
De bête sans esprit.
Le coryphée :
Mais tu décides.
Les laisseras-tu aller ?
Les suivras-tu ?
Les rabattras-tu ?
Ou bien, allongé sur le dos,
Regarderas-tu passer les nuages ?
Liberté des verts pâturages, des arbres garants de richesse,
Volupté sans fin de courir parmi les buissons odorants,
Grand parfums, charmes enivrants, jetés par les vents de hardiesse,
Pastorale douceur inspirée offrant un regard majorant,
Dispense la joie étalée ! Verse le bonheur que se dresse !
La fureur de l’hiver traversé éteint les êtres ignorants.
Tes printemps fleuris et sereins rendent tes élans de tendresse.
Garde-nous, l’accueil de tes cimes et prend nos espoirs t’implorant,
Les cimes brouillées de tumulte, avec leur fardeau de rudesse,
S’enroulent, serpent excédé, lançant leurs crochets perforants.
Tu jaillis, pour nous, en exploit, éclair de puissante caresse.
Certitude nue de délice, toujours, nous irons t’honorant
En lançant, radieux, sur nos flûtes la vraie couleur de l’allégresse,
Le berger :
Ta parole est discours de jeune homme ;
Et le feu de tes mots
M’évoque mon passé.
J’ai crié autrefois de semblables paroles.
Mais les jours ont fui.
Aujourd’hui, je regrette.
J’aurais du préférer moins de cavalcades,
Moins de courses rieuses
Et de cris exaltés à la fraîcheur du ciel.
J’aurais du préférer moins d’indépendance folle,
Et plus d’humanité.
Tu es jeune et alerte.
Mais, crois-moi, cela ne durera pas.
Tu vieilliras.
Tu courras moins vite.
Tes bonds seront moins longs
Et ton chant moins strident.
Tu ne sauteras plus par plaisir,
Mais par nécessité,
Et tu t’apercevras qu’on t’a oublié.
Lorsque tu descendras, parfois, dans la vallée,
On te trouvera sale,
Vieux,
Malodorant,
Laid et démodé.
Les hommes te mépriseront.
Les femmes riront, se moquant
Et te montrant du doigt ;
Et les enfants, impunément,
Te chasseront
En te jetant des pierres.
A force de parler aux forces des montagnes,
Aux rochers, aux ravins, au vent, aux nuages,
Aux soirs et aux matin,
Tu désapprendras à parler aux hommes.
Le coryphée :
Je comprends ton langage ;
Et ta pensée attristée
Est empreinte de sagesse.
Le berger :
Tu es déjà des nôtres.
Déjà, tu comprends les ombres des monts.
Le coryphée :
Mais les hommes sont toujours mes cousins
Le berger :
Ils sont tes cousins, sans doute,
Mais toi, es-tu encore le leur ?
Le coryphée :
Regrettes-tu ce bien de la nature ?
Le berger :
Je ne regrette pas ma sauvage nature,
Mais elle m’a mué en nature sauvage,
En bête repoussante
Et repoussée.
Le coryphée :
Ton domaine est immense
Et nul ne vient le contester.
Le berger :
Nul ne le conteste.
On ne conteste pas les réprouvés.
Va ! Tu es jeune et je me souviens ;
Mais la liberté n’est qu’un temps…
Survient l’amertume…
Personne.
Pas d’amis, de parents,
Pas d’épouse
Le coryphée :
Pas de reproches,
Pas de cris aigres,
Pas de disputes,
Et pas de pleurs.
Le berger :
Pas de femme,
Pas de douceur,
Pas de tendresse.
Le coryphée :
Pas de jalousie,
Pas de loi.
Le berger :
Pas de foyer,
Pas de vie,
Pas d’enfants ;
Pas de joie, vieillissant,
D’entendre la jeunesse.
Pas d’espoir, quand vient la mort,
De survivre par eux.
Etre un proscrit
Enfermé dans un immense vide
Que les dieux eux-mêmes ont fuit
Dans l’effroi de l’éternel silence.
(Les Oréades restent cachées mais répondent en écho)
Cime 6 :
Nel silence…
Cime 1 :
Cime 12 :
Nel silence…
Le coryphée :
Ton silence est bavard.
Cime 6 :
C’est bavard…
Cime 1 :
C’est bavard…
Cime 12 :
C’est bavard…
Le berger :
Oh ! ça,
Ce n’est que l’écho des cimes
Cime 6 :
Cho des cimes…
Cime 1 :
Cho des cimes…
Cime 12 :
Cho des cimes…
Le berger :
Taisez-vous donc.
Le chœur :
Sez-vous donc…
Sez-vous donc…
Sez-vous donc…
Le berger :
Je connais vos facéties ;
Vous n’êtes pas humaines ;
Taisez-vous, voix de l’absence.
Le chœur :
De l’absence…
De l’absence…
De l’absence…
Le chœur :
Silences du berger
Et voix de l’absence,
Fuis donc ta déchéance,
Silences du berger.
Nous savons héberger
Toutes les démences,
Silences du berger
Et voix de l’absence.
Le coryphée :
Ecoute s’éveiller les voix des cimes,
Les Oréades enneigées,
Les voix de la glace,
Elles qui jamais ne contrarient
Le berger :
Et ne donnent jamais de réponses
Ou de contradiction.
Tout ici est figé.
Le froid des nuits étoilées éteint ce qui est,
Gelant ce qui voudrait être.
L’immobilité qui détruit le désir
Enchaîne les cœurs des humains misérables
Chassant les envies de parfums désirables,
Tuant cette vie que l’on voudrait saisir,
Et broyant dans les doigts les rêves de plaisir.
Roches et cristaux d’éternité stable,
Gemmes oubliées condamnées à gésir,
Que n’éclatez-vous le sommeil méprisable :
L’immobilité.
Forêts clairsemées, aux frondaisons durables,
Et vous, pâturage fleuris, sans jamais dessaisir
Vos crêtes d’argent, le vent impitoyable
Ondule vos dos sans pourtant réussir
A briser le cri de la mort détestable :
L’immobilité.
(Il s’assied a l’avant scène. Quelques Oréades apparaissent)
Quelques Oréades :
Venez ! Cimes !
Venez ! Sœurs !
Sortez de vos niches diaprées…
Venez, sœurs Oréades !
Ne fuyez pas ce mortel que ne saurait nous voir.
Le chœur (complet) :
Silences du berger
Et voix de l’absence,
Chantons dans nos hymnes
Nos folles turbulences.
Le coryphée :
Salut,
Nymphes de glace et de lumière ;
Salut !
Salut, pâles cimes altières !
Vos têtes couronnées
De diamants et de pierres,
Vibrent au firmament,
Accrochant de leurs aiguilles fières
Les étoiles gelées dans vos reflets mouvants.
Cime 4 :
Salut, pâtre divin !
Cime 9 :
Salut agreste ami.
Cimes 1 et 12 :
Comme les oiseaux de printemps
Tu es de retour parmi nous.
Le chœur :
Les troupeaux ont-ils donc fui les plaines,
Que tu te hasardes si haut ?
Le coryphée :
Ne soyez pas injustes
Oréades jolies.
Vous savez que seul entre tous,
Humains et immortels,
Je viens vous admirer.
Les dieux vous méprisent,
Trop occupés de leurs affaires ;
Et les mortels vous fuient,
Trop éphémères,
Pour distinguer vos soudaines lenteurs.
Le chœur :
Que naissent les cœurs effarés ! Ici l’infini étincelle
D’un tout cohérent lié en sa moindre parcelle.
Aux bornes des terres connues, debout, nous tenons garnissons.
Géantes de roc, nous seules gardons l’horizon.
Nos pieds en racines scellées s’abreuvent des chaleurs profondes ;
Ils sont les piliers plongeant aux entrailles du monde.
Bâtis aux échelles célestes, plus haut que les miasmes pervers,
Nourris d’absolu, nos yeux contemplent l’univers.
Nos fronts lumineux et altiers luisent au dessus des nuages,
Tirant du soleil l’effluve suprême en partage.
Alors que s’ouvre la danse au chant venu des firmaments !
La matière vibre émue dans tous ses filaments.
Sans cesse il avance au son de fortes harmoniques,
L’élan commencé avec le cri cosmogonique.
Le temps enfle cet absolu que les humains freinent en vain ;
Son souffle grandit régnant au dessus des divins.
La durée se répand, fracas de progrès impavides ;
De feu et d’airain grandit la volupté solide.
En tohu-bohu, nous allons ; la fête plus haut que le ciel,
Plus grand que la nuit fanfare son chant essentiel.
La joie exaltée nous attise ; la transe est notre farandole
L’éclair des étoiles lance notre ronde folle.
Le coryphée :
Chantez, Oréades,
Princesses des cimes.
Vos voix de l’immensité
Réchauffent l’ardeur en couleurs dépassées.
Chantez, Oréades,
Géantes délicates.
Vos épaules invaincues
Apportent l’âpreté du bonheur revenu.
Le berger :
Et voilà qu’il parle tout seul…
Hé ? A qui parles-tu ?
Au vide ?
A l’abandon ?
Le coryphée :
Non, regarde.
Ne vois-tu pas les cimes
Et leurs nymphes rebelles ?
Le berger :
Et c’est aux cimes que tu t’adresses.
Le coryphée :
Ne l’as-tu jamais fait ?
Le berger :
Si.
Quand elles m’ont trop écrasé de tourment.
Quand le désespoir
Me les a fait prendre à témoin.
Quand la folie
M’a déchiré le ventre et le gosier.
Quand, prêt de succomber à l’angoisse,
Je les ai suppliées de me rendre la vie.
Le coryphée :
Et tu es toujours là.
Le berger :
Je suis toujours là,
Toujours abîmé,
Toujours oublié et proscrit,
Toujours dans le froid de mon corps,
Toujours dévoré de l’absence de tout.
Vie n’es-tu qu’une longues attente
Menant pas à pas vers la mort ?
Sans le moindre attrait qui enchante,
Vie, n’es-tu qu’une longue attente
Sans aspérité que l’on tord
Pour des ambitions conquérantes ?
Vie n’es-tu qu’une longue attente
Menant pas à pas vers la mort ?
Le coryphée :
Et si le sors venait, saurais-tu le saisir ?
Le chœur :
L’humanité dans sa vie éphémère
Réclame des plaisirs variés.
Le berger :
Vie, n’es-tu qu’une longue attente
Menant pas à pas vers la mort ?
Tout court vers la vieillesse lente.
Vie n’es-tu qu’une longue attente
Fuyant les succès que l’on mord.
Avec des destinées qui mentent,
Vie, n’es-tu qu’une longue attente
Menant pas à pas vers la mort ?
Le coryphée :
Et si venait le jour de ta gloire, serais-tu prêt ?
Le chœur :
Aveugle au bonheur contrarié,
Il pleure des larmes amères.
Le berger :
Vie, n’es-tu qu’une longue attente
Menant pas à pas vers la mort ?
Avant goût des âmes errantes,
Vie n’es-tu qu’une longue attente
Triomphant des œuvres savantes ?
La conquête perdue s’endort.
Vie n’es-tu qu’une longue attente
Le coryphée :
Le jour où naîtra ton existence
Sera pour toi l’anéantissement.
Le berger :
Pour oublier l’oubli,
Vienne le reflet du néant.
Dormir oui, dormir.
Et que me prenne ici
Le repos du sommeil.
(Il se couche et s’endort)
Le chœur :
L’humain dans sa vie éphémère
Réclame des plaisirs variés.
Aveugle au bonheur contrarié,
Il pleure des larmes amères.
Le coryphée :
Pauvre humain, ses yeux sont petits.
Le chœur :
Il ne mesure pas les richesses du monde.
Le coryphée :
Humain, misérable éphémère…
Le chœur :
Tu n’embrasses rien de ta faible matière,
Dans ton habit étriqué.
Le coryphée :
Tu ne comprends pas dans ta faiblesse austère
Le chœur :
L’essence du tout intriqué.
Pour toi, toute chose est souffrance profonde.
Le coryphée :
Pour toi, rien ne peut s’expliquer.
Le chœur :
Tu ne peux savoir que la lumière inonde
La nuit que tu veux transgresser.
Le coryphée :
Tu es ignorant de l’espace qui gronde.
Le chœur :
L’espoir, qui t’était adressé,
Glisse devant toi entre tes mains ouvertes.
Le coryphée :
Et ton cœur déçu est blessé.
Le chœur :
Pourtant l’univers poursuit sa course offerte :
Les astres suivent leur destin.
Le coryphée :
Leur danse devient chaque instant plus alerte.
Le chœur :
L’univers grandit son matin.
Sans fin la matière s’empare du vide,
Le coryphée :
Pour toi, l’étranger au festin.
Le chœur :
Mais toi, pauvre humain de volonté timide,
Tu luis un moment seulement.
Le coryphée :
Ton feu, bien trop court, ne peut être lucide.
Le chœur :
Aveugle à tous les firmaments,
Tu ne peux saisir les savoirs qui t’appellent.
Le coryphée :
En naissant, tu meurs simplement.
Le chœur :
Tu n’es pour jamais qu’une triste étincelle
Glissant un matin par hasard.
Le coryphée :
Du tout inconnu, tu ne sens que parcelles.
Le chœur :
Soutenu trop bas ton regard
Posé faiblement sur ta taille chétive
Le coryphée :
N’envisage qu’un jour blafard.
Le chœur :
L’horizon restreint de ton âme craintive
Réduit tes projets d’invention
Le coryphée :
Et stagne en peu d’intelligence rétive.
Le chœur :
Les bras de tes frêles actions,
Portés par tes jambes de nain, te trahissent.
Le coryphée :
Ton corps est privé d’ascension.
Le chœur :
Ton ouie, ton regard, péniblement te hissent
Au ras de la boue des marais.
Le coryphée :
Ignorant, tu ne sais que le vice.
Le chœur :
Dès lors, pour toi, tout disparaît.
Gluant, tu rampes dans une gangue molle.
Le coryphée :
La turpitude est ton attrait.
Le chœur :
Le meurtre et l’horreur sont ton cri qui s’envole,
Ta loi de sordide plaisir.
Le coryphée :
L’immédiat mesquin est l’envie qui t’affole.
Le chœur :
Au présent règnent tes désirs
Osant tout briser pour ta jouissance amère.
Le coryphée :
Trop vil, tu ne peux réussir.
Le chœur :
Humain, misérable éphémère.
(Ulysse entre. C’est un homme encore solide et fier, mais il est vieux. Il contemple les choses, souffle un instant, pose sa rame et s’appuie dessus).
Ulysse :
J’ai beaucoup grimpé.
Le coryphée :
Nul ne t’y obligeait.
Ulysse :
Tu es habillé en berger, mais tu n’en es pas un.
Le coryphée :
En es-tu sûr ?
Ulysse :
Tes habits sont neufs,
Riches et propres
Ton port est altier et fier.
Tu regardes haut et loin.
Ta parole est claire et assurée.
Dans ma vie, longue déjà,
J’ai vu bien des choses.
Plusieurs fois, j’ai rencontré des immortels.
Je leur ai parlé,
Et, eux aussi, m’ont parlé.
Les nymphes des cimes,
Les pâles Oréades
Te montrent du respect.
Tu n’es pas un humain.
Le chœur :
Homme parmi les hommes,
Homme au dessus des hommes,
Tes yeux voient ce qu’ils voient.
Tu as percé notre transparence.
Homme parmi les hommes,
Ton acuité nous révèle,
Homme au dessus des hommes.
Ulysse :
Qui es-tu ?
Le coryphée :
Cela a-t-il de l’importance ?
Ulysse :
Tu es un Dieu bien mystérieux,
Ou bien facétieux.
Oréades, dites-moi son nom.
Le chœur :
N’es-tu pas assez pertinent ?
Homme au dessus des hommes,
Ta sagacité serait-elle usurpée ?
Ulysse :
Qui vous parle de sagacité ?
Le chœur :
Nos parentes, les Naïades,
Ont crié si fort ton nom
Que l’Echo qui nous habite
Nous l’a répété.
Le coryphée :
Tu es Ulysse fils de Laërte
Roi d’Ithaque.
Ulysse :
Et toi, Dieu sibyllin,
Habillé en berger,
Dans un lieu pastoral,
Tu es Pan.
Ton père fut aussi celui de mon aïeul.
Le coryphée :
Tu vois,
Ta question était inutile ;
Et ton esprit a répondu.
Ulysse :
Ai-je dépassé le monde mortel ?
N’y a-t-il plus ici d’humains ?
Le coryphée : (montrant le berger)
Il y a celui là.
Ulysse :
Est-il seul.
Le coryphée :
Demande le lui.
Ulysse : (Poussant un peu le berger du pied)
Eh ! Toi, l’homme qui dort !
Réveille toi !
Le berger :
Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?
Le coryphée :
Tu voulais de l’inattendu,
Tu en as.
Le berger :
Que me veut-il celui-la ?
Laisse moi dormir.
Le chœur :
L’homme mesquin ne comprend pas
Quand le destin l’appelle.
Ulysse :
Et lève toi.
As-tu tant de visites que tu méprises l’arrivant ?
Ou bien, perdu dans l’océan des cimes,
As-tu oublié l’hospitalité ?
Le berger :
L’hospitalité, l’hospitalité…
Je n’ai rien à t’offrir.
Ulysse :
Si.
Ta parole,
Ton réconfort,
Ton savoir,
Ton humanité.
Le berger :
Même cela, il ne m’en reste que très peu.
(S’asseyant)
Et puis que me voulez-vous,
Toi,
Et ton curieux outil ?
Ulysse : (Approchant sa rame)
Tu veux parler de ça ?
Le coryphée :
Ecoute, Ulysse,
Un seul mot peut suffire.
Le chœur :
Tout au bout de l’errance,
Ulysse, serais-tu enfin arrivée ?
Le berger :
Si c’est avec une pelle de ce genre
Que tu veux dégager la neige,
Ta peine sera grande.
D’abord, ce n’est pas une pelle,
On dirait une rame de navire.
Le chœur :
Tout au bout de l’errance,
Ulysse tu n’es pas arrivé.
Le berger :
Que faire ici, avec cet engin inutile ?
Ulysse :
Avec l’objet de mon salut,
Je recherchais le lieu de mon salut.
Le berger :
Le lieu de ton salut ?
Ulysse :
Deux mots de toi ont suffi
Le berger :
De moi ? Lesquels ?
Ulysse :
Une rame.
Le berger :
Et ce n’en est pas une ?
Ulysse :
Si.
Le berger :
Alors ?
Ulysse :
C’est tout.
Le chœur :
Tout au bout de l’errance,
Ulysse, tu n’es pas arrivée.
Le coryphée :
Dis-nous, ô mon parent,
L’âpreté de ton chemin.
Le berger :
Pourquoi es-tu venu ici ?
Ulysse :
Quand l’écume des vagues
M’a vomi sur le sable,
Un songe m’est resté.
J’ai quitté les rivages salés
Sachant que dans des terres cachées
Je devais chercher le pays
Où les hommes ne connaissant pas la mer
Ignorent la navigation
Et cuisent leurs repas sans sel.
Le berger :
Et après ?
Ulysse :
Après ?
J’ai marché,
J’ai marché des jours ;
J’ai marché des mois ;
J’ai marché des années.
Le coryphée :
Des années ?
Le berger :
Toujours devant toi ?
La terre est donc si vaste ?
Le coryphée :
Tais toi et laisse-le parler.
Le chœur : (Attentif et à mis voix)
Qu’il dise les maux du voyage.
Celui qui n’est pas retenu
Raconte les lieux inconnus.
C’est ce qu’il a reçu en partage.
Ulysse :
J’ai marché vers le nord.
De rocher en broussaille,
De marais en pierraille,
Sans prendre de repos,
J’ai suivi l’étoile fixe,
Centre du firmament.
Des montagnes se sont dressées,
Moins infranchissables
Que les ravins tracés en déchirure.
J’ai marché à la lumière du jour.
J’ai marché à la fraîcheur des nuits.
Le chœur :
Tout au bout de l’errance,
Ulysse, tu n’es pas arrivé.
Ulysse :
J’ai couru
Espérant voir poindre
Le pays étranger à la mer ;
Où les hommes cuisent leurs aliments
En ignorant le sel.
Chaque crête franchie m’offrait une vallée ;
Chaque vallée était ceinte de crêtes.
Trois années, ainsi, j’ai cherché des passages.
La quatrième année, Je suivais une grande rivière ;
Et j’ai franchi les limites du langage.
Chaque vallée, nouveau royaume,
Parlait une langue inconnue.
J’ai appris ces idiomes barbares.
Pour progresser, j’ai du pactiser
Avec des dieux étrangers.
Le coryphée :
Loin les protecteurs,
Loin les appuis à invoquer.
Le berger :
Plus d’ennemis te poursuivant.
Ulysse :
Toujours, l’injuste rancune s’attachait à mes pas.
Le chœur :
De ton espoir, toujours privé,
Tu n’as pas eu de délivrance.
Le berger :
Et tu as longé cette rivière.
Ulysse :
Oui.
Elle coulait vers le septentrion
Et des pasteurs m’avaient affirmé
Que ses eaux turbulentes
Alimentaient un fleuve si large
Que l’on en distinguait mal le rivage opposé.
Ce fleuve, roulant à l’inverse du soleil
Prenait sa source des nuages
Et mourait dans les brumes infinies.
J’ai atteint ce fleuve
Et j’ai décidé de le remonter vers l’occident.
Le chœur :
Tout au bout de l’errance,
Ulysse, te n’es pas arrivé.
Ulysse :
En peu de temps, j’ai cru être auprès de son origine.
Comprimé dans des murailles noires,
L’eau semblait descendre du ciel.
Le courant bouillonnant brisait tout au passage.
En rumeur d’incendie, l’eau ravageait le silence.
Je pensais que, par là,
L’océan du ciel se déversait dans celui de la terre.
Les larmes de rage dévorèrent mon cœur.
J’étais rendu à la source du monde
Et n’avais point trouvé mon port.
Dans un vertige de dégoût,
J’allais me laisser glisser dans cette mort liquide.
Le chœur :
De ton espoir toujours privé,
Tu n’as pas eu de délivrance.
Le berger :
Mais tu ne l’as pas fait.
Ulysse :
A un morceau de souche dépassant des flots,
Se déchiquetait un lambeau de toile.
Le coryphée :
Le courant l’avait accroché là.
Ulysse :
Plus haut, des hommes vivaient.
J’ai escaladé des pentes de rochers
Et de forêts sauvages.
J’ai fui lâchement les maîtres de ces rives.
Des têtes clouées sur des pieux indiquaient le destin
De ceux qui, sans verser de rançon,
Cherchaient à forcer le passage.
Dépassé cet endroit, le fleuve était calme.
J’ai suivi la berge, me nourrissant de baies
Et de fades poissons des eaux douces.
Un jour, je m’étais écarté de la rive ;
Je trouvais un chemin bien entretenu.
Je l’empruntais.
Il descendait souplement.
Au détour d’un bosquet, m’apparut une cité.
Je me mis à courir vociférant.
Je brandissais ma rame, excité d’espérance…
Les habitants me regardèrent
Ahuris.
Sur la grève, les hommes s’affairaient
Autour de fins bateaux de pèche
Et un navire marchand se chargeait de ballots.
Le chœur :
Tout au bout de l’errance,
Ulysse, tu n’es pas arrivé.
Ulysse :
Je me suis assis au sol
Et, de nouveau, j’ai pleuré.
Le coryphée :
Où était l’homme aux mille ressources ?
Le chœur :
C’était l’homme aux mille tourments.
Le berger :
Et alors, qu’est-il arrivé ?
Ulysse :
Un vieillard gris s’est approché.
Et de mon chagrin.
Je lui ai raconté ma vie.
Il me fit entrer dans sa maison.
Mon corps fut lavé et enduit d’huiles odorantes
Et mon hôte me fit prendre quelques repos.
Le navire marchand était parti depuis longtemps.
Comme je m’en étonnais, le vieil homme
(il se nommait Prinio) me dit :
« Nos esquifs de pèche sont légers et fins.
Nous les bâtissons avec plaisir.
Mais,
Nos charpentiers ne savent pas créer
Les lourds navires de transport.
Les négociants viennent de l’amont
Et nous dépendons d’eux.
L’hiver va s’installer.
Le fleuve, bientôt, va croître ses dangers.
La navigation reprendra au printemps.
Toi même, ne saurait voyager.
Le fleuve va geler,
La terre se couvrir de neige
Et les gens se réfugieront dans leur retraite.
Reste avec nous. Tu repartiras aux beaux jours. »
Le berger :
Et tu l’as écouté.
Ulysse :
Prinio m’a traité comme un prince.
L’été est revenu.
Avec ses parents et ses serviteurs,
Nous avons construit des bateaux
Qui ont enrichi le négoce.
Puis de nouveau l’hiver.
Au printemps suivant, je m’adressai au vieil homme.
« Ô ! Prinio ! Ton hospitalité a été riche et généreuse.
En retour, je vous ai offert mon savoir et mes bras.
Si tu le veux bien, demain, un chaland par vers l’amont.
Je partirai avec lui ».
Sa tristesse était grande, mais il ne me retint pas.
Le coryphée :
Alors, la quête a repris.
Le chœur :
Tout au bout de l’errance,
Ulysse, tu n’es pas arrivé.
Le berger :
Ulysse :
Pendant de nombreux jours, nous avons navigué vers le nord.
Nous traversions un pays qui semble désert.
Le fleuve parcourt une plaine humide.
Partout les roseaux et les hautes herbes ferment le regard.
Pourtant, de loi en loin,
Un ponton allonge un doigt impérieux.
Nous abordions.
Lieu sans vie.
Mais à peine avions-nous jeté une amarre
Qu’une troupe de cavaliers farouches surgissaient des herbages.
Ils menaient des bœufs dans cette mer de verdure.
Quand le troc s’achevait, nous nous quittions.
Ils disparaissaient
Et nous remontions un peu plus loin le fleuve.
Le coryphée :
Toujours plus loin se poussait le voyage
Le chœur :
De ton espoir toujours privé,
Tu n’as pas eu de délivrance.
Ulysse :
Souvent, nous croisions d’autres vaisseaux.
J’essayais de savoir la figure des pays de l’amont
Les bateliers riaient et se moquaient de moi.
Plus tard, les eaux sont venues du couchant.
Toujours naviguant et toujours négociant.
L’été s’avançait.
Un jour, mes compagnons inquiets m’ont dit :
« Ecoute, Ô Ulysse,
Voilà des mois que nous naviguons.
Nous savons que le retour dans le flux du courant sera plus rapide
Mais la mauvaise saison va venir.
Quand le fleuve charriera dans ses eaux augmentées
Des étraves de glace,
Il faut que nous soyons rentrés »
Le chœur :
Tout au bout de l’errance,
Ulysse, tu n’es pas arrivé.
Ulysse
Je savais que cela devait advenir.
Je m’y étais préparé.
Nous nous sommes dit nos adieux
Et ils ont disparu au fil du fleuve.
Le coryphée
Ils partaient retrouver leurs foyers
Et ton destin était à l’opposé.
Le chœur
De ton espoir toujours privé,
Tu n’as eu de délivrance.
Ulysse :
Nous avions quitté la grande plaine verte.
Maintenant, de part et d’autre, des collines ondoyaient.
J’espérais ;
Mais l’hiver s’est installé.
Le berger :
Alors, tu as encore attendu.
Ulysse :
J’ai construit une barque
Et des les premières lueurs du printemps,
Je suis reparti.
Le berger :
Seul ?
Ulysse :
Plus de commerce me retardant
Les collines, peu à peu ont laissé place à des montagnes.
Le fleuve, maintenant, traversait des sites tumultueux.
Tout prés, au nord, les monts me regardaient passer
Mais plus loin, au sud, j’aperçu des lances de glace.
Un affluent semblait en venir.
Je m’y suis engagé.
Bientôt, j’ai du abandonner mon esquif,
Mais j’ai continué à pied sur la berge.
Les habitants étaient de grands gaillards
De cheveux et barde jaune.
Parlant peu en me regardant passer,
Ils m’ont assuré
Qu’au fond de la vallée s’épuisait l’univers.
Alors, j’ai marché, marché.
La rivière, de plus en plus joyeuse
Et les cimes de plus en plus hautes me réjouissaient.
Jour après jour, la neige en fondant m’ouvrait le passage.
J’ai traversé des bourgs et des villages.
Chaque hameau me confirmait que plus haut,
Ne quittant jamais leur alpage,
Des hommes plus isolés,
Plus ignorants,
Plus frustes…
Sans doute…
Et j’ai grimpé,
Et j’ai gravi.
De cabanes en cabanes,
Je suis arrivé ici.
Le chœur :
De ton espoir, toujours privé,
Tu n’as pas eu de délivrance.
Ulysse :
Dis moi, toi,
Toi qui une seconde as hésité,
Plus haut, y a-t-il encore des hommes ?
Niché dans ces abruptes grottes,
Peut-on vraiment y demeurer ?
Quel crime expie-t-on apeuré
Niché dans ces abruptes grottes ?
Voisin de la mort qui grelotte,
Au cri des effrois écœurés,
Niché dans ces abruptes grottes,
Peut-on vraiment y demeurer ?
Le berger :
Mortel égaré,
Frère d’un pays lointain,
Je ne puis te leurrer ;
Je suis le dernier humain
Le chœur :
De ton espoir toujours privé,
Tu n’as pas eu de délivrance.
Tout au bout de l’errance,
Ulysse, tu n’es pas arrivé.
Ulysse :
Assez !
Assez Oréades !
Cessez vos geignardes complaisances.
Le berger :
Homme désemparé,
Je comprends ta souffrance.
Ton amertume et ta désillusion
Me touchent.
Mais ici,
Homme aux mille tourments,
Tu as atteint l’extrémité de l’existant.
Ces cimes que tu vois
Retiennent en leur muraille
La sève du vivant.
Elles sont la limite du monde.
Le chœur :
Ulysse tu n’es pas arrivé…
Ulysse :
Assez ! Taisez-vous !
Vos fausses commisérations
Ne sont que narquoises flatteries.
Votre miel trompeur est suri.
Il rend amer la bouche qui le goûte.
Vos cheveux de glace abusent l’œil innocent
Mais vos ventres de pierre trahissent
Vos duretés profondes.
De vos flancs coule la boule liquide
Gâtant le pied de qui s’élève
Et sous vos mots compatissants,
Vous écœurez l’envie qui voguait vers le ciel.
Le chœur : (acide)
Homme ignorant les montagnes,
Ta bouche exhale un poison putréfié
La rancœur qui t’accompagne
Est fruit de l’arrogance stupéfiée.
Ulysse :
Enfin change le ton.
Enfin la vraie nature
Paraît sous le masque souriant
Enfin le visage cruel
Eclate la parole sucrée.
Oréades, jamais je n’ai douté
De vos intentions destructrices.
Le chœur : ( sarcastique)
Vois notre hauteur, Ulysse,
Et vois la tienne.
Ulysse :
Voyez ma légèreté, Oréades,
Le chœur :
Songe à notre puissance
Ulysse :
Géantes pierrailles
Songez à mon agilité.
Le coryphée :
Oréades, gardez votre sérénité.
Le berger :
Homme n’accuse pas les cimes.
Ulysse :
Montagnes perfides,
Devant moi, vous dressez vos barrières.
Vous êtes le refus de me laisser passer.
Le chœur : (hautain)
Nul ne peut nous gravir.
Ulysse :
Nul n’a encore essayé.
Le chœur :
Nul ne l’a osé.
Ulysse :
Justement !
Les hommes ont des bras et des jambes.
Les hommes ont des muscles.
Les hommes ont du savoir et de l’imagination
Mais jusqu’ici, nul n’a eu le courage.
Le chœur :
Nul n’a eu la folie.
Ulysse :
Nul n’a eu l’obligation,
Mais moi…
Le berger :
Tais-toi.
Ulysse :
Je dois passer.
Le chœur :
Tu ne passeras pas.
Ulysse :
Est-ce là un défi ?
Le berger :
Ne provoque pas les montagnes.
Cime 1 :
Poséidon nous a dressées ici
Cime 3 :
Pour contenir le monde.
Le chœur :
Pour contenir l’ignorance.
Ulysse :
Ainsi, vous n’êtes que les murs de sa maison.
Le coryphée :
Ne raille pas les cimes.
Ne raille pas Poséidon.
Le chœur :
Sois blême, Ulysse.
Ta fin s’approche
Pour tous tes vices,
Sois blême Ulysse.
Sous nos sévices
De boue, de roche,
Sois blême Ulysse,
Ta fin s’approche.
Ulysse :
Hé ! Voilà que vous me menacez !
D’autres l’ont fait avant vous
Et n’ont pas réussi.
Vos sœurs les vagues l’ont tenté.
Dans leur fureurs mouvantes
Et leurs folies insaisissables,
Dans leur déferlement inconsistant,
Elles ont cru me saisir ;
Elles ont cru m’immerger
Et je suis ici.
Que croyez vous masses inébranlables ?
Allez vous m’attraper,
Vous qui n’êtes,
Immobiles,
Que des vagues solidifiées ?
Le berger :
Tais-toi,
Tu me fais peur.
Le coryphée :
Homme de la mer,
Tu méconnais les cimes ;
Tu méprises leur puissance.
Le berger :
Sais-tu de quoi les montagnes sont capables ?
Sais-tu leur violence dévastatrice ?
Le chœur :
Homme petit et méprisable,
Es-tu parmi nous assuré,
Ô chétif être méprisable,
Qui veut pourtant se mesurer ?
Ulysse :
Ma vie de tourments et de luttes
M’a appris par delà le sort
A rester debout dans l’effort.
Ma vie de tourments et de luttes
M’interdit la peur de la chute.
Je sais ce que, craignant à tord,
Ma vie de tourments et de luttes
M’a appris par delà le sort.
Le coryphée :
Ulysse, ô mon parent,
Les monts ne sont calmes qu’en apparence.
Ulysse :
Et moi, je ne suis faible qu’à leurs yeux pétrifiés
Le coryphée :
Tu ne sais pas leurs terreurs.
Ulysse :
Je sais parer les attaques.
Le coryphée :
Tu ne sais pas leurs farouches fureurs.
Ulysse :
Je sais comprendre et me protéger.
Le coryphée :
Tu ne sais pas leur puissance sauvage.
Ulysse :
Je sais que toute force est domptable.
Je sais que la réflexion repousse la bêtise.
Je sais que le savoir repousse la brutalité.
Le coryphée :
Tu ne sais pas que les cimes sont d’essence divine.
Le chœur :
Divines filles de Poséidon
Ulysse :
Je sais que les divins n’agissent pas sans raison.
Le coryphée :
Oublierais-tu la puissance de cet Olympien ?
Ulysse :
Poséidon à la main lourde,
Poséidon à la barbe d’écume,
Poséidon aux agissements glauques,
Poséidon au trident de la haine,
Crois-tu qu’il me soit étranger ?
Crois-tu que je puisse oublier ?
Sa vindicte sordide ?
Poséidon, source d’effroi
Fluante lourdeur aquatique,
S’en va se vautrer dans le froid
Avec ses rancœurs émétiques
Jetées en remous maladroits.
Chez lui, point d’espoirs héroïques.
Sa grandeur est le désarroi.
C’est le désordre colérique.
Poséidon.
Poisson gluant à l’œil étroit
Ou monstre marin fatidique,
Réjoui lorsque l’horreur s’accroît,
Montrant sa face lubrique,
En force stupide il est roi ?
Poséidon.
Le chœur :
L’arrogance qui t’accompagne
Est fruit de la rancœur stupéfiée.
Le coryphée :
Ne coupe pas toi même les verges pour te faire battre.
Ulysse :
Mon destin est-il d’être battu ?
Le coryphée :
Devant les Olympiens sois humble, ô Ulysse.
Ulysse :
L’humilité ne sert qu’à rassurer les faibles.
Le chœur :
Les arbres plus élevés attirent mieux la foudre.
Le coryphée :
Les têtes les plus hautes sont de meilleures cibles.
Ulysse :
Mais dépassant la foule,
Plus tôt, elles voient venir l’orage.
Le coryphée :
Aussi ne l’appellent-t-elles pas de leurs cris.
Le chœur :
Pourquoi celui de qui Poséidon est l’ennemi
Veut-il en exciter le courroux ?
Ulysse :
Si Poséidon pouvait m’envoyer chez les morts,
Depuis longtemps, ce serait accompli.
Le chœur :
Poséidon, dieu des folies de la mer,
Est aussi l’ébranleur des terres.
Ulysse :
Poséidon est loin.
Le chœur :
Poséidon dieu des folies de la mer,
Est aussi l’ébranleur des terres.
Le coryphée :
Crois-tu que, pour un divin,
La distance est un obstacle rude ?
Ulysse :
Certes,
La distance de terre est un piètre retard
Mais la distance d’esprit est un rempart plus haut.
Le chœur :
Poséidon dieu des folies de la mer,
Est aussi l’ébranleur des terres.
Le coryphée :
Peut-il oublier l’adversaire impuni ?
Ulysse :
Crois-tu qu’en cet instant, il pense encore à moi ?
Monstre grotesque et grenouillard,
Vêtu des algues des lagunes,
Il joue dans ses miasmes hagards
Brillants aux reflets de la lune.
Vautré en ébats patouillards,
Il jouit de frasques importunes,
Monstre grotesque et grenouillard
Vêtu des algues des lagunes.
Son souffle de rauque brouillard
Geignant de brutales rancunes,
Exhale en remugles blafards
L’égout des sombres infortunes,
Monstre grotesque et grenouillard.
Le chœur : (Hurlant)
Poséidon, dieu des folies de la mer,
Peux-tu tolérer un si grand irrespect ?
(Grondement, les montagnes oscillent en cadence)
Gloire !
Gloire et pérennité du monde !
L’équilibre demeure en justice profonde.
Ulysse : (moqueur)
Etincelantes Oréades,
Lumières du ciel et de la terre mêlés,
Dites,
Dites encore vos mots amusants.
J’aime entendre les propos légers
Et souris aux paroles plaisantes.
Le berger : (se précipitant sur Ulysse).
Mais je vais te tuer !
Ulysse : (le jetant au sol)
Tu ne tueras personne
Le berger : (se relevant et revenant à la charge)
Tais toi. Tu offenses l’univers entier.
Je ne veux pas payer avec toi tes impudences.
Ulysse : (En se dégageant calmement)
Eh quoi ? Berger, n’as tu jamais vu de tremblements de terre ?
Dans Ithaque, mon île natale, ceci est coutumier.
Le berger :
Et tu ne frémis pas de l’avertissement ?
Ulysse : (Plaisantant)
Pourquoi frémir ?
Avertissement de quoi ?
Le destin n’est-il pas le destin ?
Le tien, berger, je l’ignore. (soudain grave)
Mais le mien… Il passe par des détours si lointains…
Pourtant, je sais… Je sais…
Dans le sommeil glacé des Naïades fuyantes,
Le songe qui m’a parcouru
Jusque là, s’est réalisé.
J’ai débarqué dans le septentrion.
J’ai marché vers le nord
Et, franchissant des montagnes aiguës,
J’ai cru trouver la terre de ma quête.
Là, le désespoir m’a atteint ;
Un fleuve s’y écoule et les bateliers s’y affairent.
Alors, vers l’occident, j’ai recherché la source
Jusqu’où le torrent ne se navigue pas
Le berger :
Et que dit la suite du songe ?
Ulysse :
Alors, seulement, dépassant des cimes de glace,
Je serais arrivé au pays que je cherche.
Le temps aurait passé
Et, ma rame plantée,
Je serais revenu.
Le coryphée :
Les cimes de glace
Le chœur et le coryphée :
Ne se dépassent pas
Ulysse :
Ce que le songe a caché,
C’est quand cela va s’achever.
Le coryphée :
Les cimes de glace
Le chœur et le coryphée :
Ne se dépassent pas
Ulysse :
Le songe a dit :
Du temps devra passer,
Mais combien ?
Le coryphée :
Les cimes de glace
Le chœur et le coryphée :
Ne se dépassent pas
Ulysse :
Jusqu’à quel âge
Devrai-je ainsi chercher
Le coryphée :
Les cimes de glace
Le chœur et le coryphée :
Ne se dépassent pas
Ulysse :
A quand la fin de ce voyage ?
Au seuil annoncé de la mort ?
Faut-il encore aller en âge ?
A quand la fin de ce voyage ?
Pourquoi consentir tant d’efforts ?
Espoir n’es-tu donc que mirage ?
A quand la fin de ce voyage ?
Au seuil annoncé de la mort ?
Le coryphée :
Les cimes de glace
Le chœur et le coryphée :
Ne se dépassent pas
Ulysse :
Je sais que je dois passer.
Et même si je ne le voulais pas,
Si tout mon corps et mon esprit s’y refusaient,
Je sais que j’y serais contraint.
Malgré vous, malgré moi, malgré tout,
Je dois passer.
Il semble que dans toute ma vie,
Tout ce que j’ai rencontré et vécu
N’aient eu, en réalité, qu’une seule fin :
Me conduire ici
Afin qu’enjeu blasphémateur et résolu
Je puisse, en passant, transgresser l’interdit.
Je dois passer
Et rien ne saurait s’y opposer.
Le coryphée :
Alors, ici, le monde peut se renier
Et abandonner ses valeurs entières.
Le chœur :
En béance d’incompréhension,
Les portes du mystère universel
S’effacent effarées
Le coryphée :
Le destin du monde vient d’atteindre l’un de ses nœuds.
Va-t-il basculer dans l’ouverture d’une nouvelle voie ?
Va-t-il s’engouffrer dans les cataractes
De fin de l’équilibre cosmogonique ?
Tout est-il dit ?
Et consommé ?
Le chœur : (hurlant)
Vienne le pilier soutenant la certitude
Et la force du droit.
L’immortel peut encore sauver l’existant
Et confirmer l’éternité.
(Grondement sourds et puissants. Les montagnes s’agitent et s’écartent laissant apparaître Poséidon)
Poséidon :
Ainsi, c’est ça le vermisseau ?
(Il fait un geste de la main. Ulysse s’immobilise, comme paralysé)
Que croit-il ?
On ne méprise pas impunément
Les volontés des dieux.
Il a jusqu’ici résisté.
Mais il paiera cher de m’avoir déplacé.
Qu’il soit écrasé comme un insecte vil
(Poséidon fait de loin le geste d’appuyer sur les épaules d’Ulysse et celui-ci, peu à peu, s’affaisse sur les genoux).
Ulysse :
Quelle est cette chape posée sur mon dos ?
Faut-il l’endurer en ultime mensonge
Voulant me berner d’un écrasant fardeau ?
Quelle est cette chape posée sur mon dos ?
C’est une magie qui restreint et qui ronge
Et rend impuissant comme on l’est dans les songes
Quelle est cette chape posée sur mon dos ?
Faut-il l’endurer en ultime mensonge ?
Le coryphée :
Les cimes de glace
Le chœur et le coryphée :
Ne se dépassent pas
Qu’il pénètre la boue et la roche
Et soit ravalé en l’état
De gangue minérale
(Athéna apparaît)
Athéna :
Salut, Oncle vénéré
Poséidon : (A Athéna)
Je t’attendais
Athéna :
Tu m’attendais ?
Poséidon :
Ne me crois pas plus sot que je ne suis.
Athéna :
Pourquoi cet accueil ?
Poséidon :
Tu es la science. Soit.
Cela t’autorise-t-il à considérer les autres comme des demeurés ?
Athéna :
Ainsi, tu poursuis encore ce mortel de haine injustifiée.
Poséidon :
Injustifiée ?
Qui te permet de t’ériger en juge ?
Athéna :
Me permettras-tu d’avoir un avis ?
Poséidon :
Un avis, oui, un avis. Mais seulement un avis.
Et cet avis, je m’autoriserai à ne pas le trouver très pertinent.
Le coryphée :
Les divergences des olympiens
Dépassent les esprits inférieurs.
Le chœur :
Chacun en larges mots
En paroles extrêmes
Enonce les rameaux
Des vérités suprêmes.
Ulysse :
Le doute m’étreint de partage,
Obscure lumière du jour
Et nuit que les éclairs ravagent,
Le doute m’étreint de partage.
Faut-il déchiré pour toujours
Gravir le dernier des étages ?
Le doute m’étreint de partage,
Obscure lumière du jour.
Poséidon : (A Athéna).
J’accorde à ton impétueuse jeunesse
La raison de l’emportement enthousiaste et exalté
Qui t’entraîne vers l’utopie.
Athéna :
J’accorde à ton ancienneté
L’excuse du conservatisme immobilisant
Te conduisant vers le refus borné et l’incompréhension
Poséidon :
Ma chère nièce,
La force indomptable de tes certitudes
Dans l’espoir d’une grandeur idéale
Ouvre pour toi, dans mon cœur,
Le parfum d’une tendre affection.
Athéna :
Ô, frère de mon père,
La robuste puissance de ton pouvoir profond,
Régnant sans partage sur la place des choses,
Génère à mes yeux, pour ta haute personne,
L’admiration d’une image exemplaire.
Le coryphée :
Les divergences des olympiens
Dépassent les esprits inférieurs.
Le chœur :
Chacun en larges mots
En paroles extrêmes
Enonce les rameaux
Des vérités suprêmes.
Ulysse :
Obscure lumière du jour,
Le doute m’étreint de partage.
Poséidon :
Athéna,
Pourquoi, à moi qui suis tout lait et tout miel,
Réserves-tu des paroles incisives et acerbes ?
Pourquoi cette langue acide et grinçante ?
Athéna :
Parce que ton langage doucereux,
Cher Oncle,
N’est que faux semblant.
Ton apparence pateline et sucrée
N’a pour but que de cacher tes habitudes cruelles.
Poséidon :
Une nouvelle fois, chère nièce,
Tu me fais un procès
En me prêtant des intentions que,
Les ignorant, tu imagines.
Tu portes un jugement sans fondement avéré.
Athéna :
Ô, grand Poséidon,
Tout à l’heure, tu me reprochais
De te prendre pour un demeuré ;
Ne penses-tu pas que, maintenant,
C’est toi qui me considères comme une sotte ?
Crois-tu vraiment que j’ignore tes souhaits destructeurs ?
Crois-tu que j’ignore ton acrimonie envers Ulysse
Et tes mauvais sentiments à son égard ?
Poséidon :
Mauvais sentiments à son égard ?
Détrompe-toi Athéna !
Je veux seulement t’éviter de commettre l’irréparable.
Tu vois, en réalité, je suis pour toi un protecteur
Et j’agis, en fait, dans mon rôle d’oncle bienfaisant.
Athéna :
Ta bienfaisance consiste, tout de même à persécuter,
A répandre le chagrin de la terreur et du mal.
Poséidon :
De nouveau, pourquoi t’arroger le droit de décider
De ce qui est le bien ou le mal ?
Athéna :
Parce que poursuivre ce pauvre être éphémère
D’une vindicte sans répits
N’est pas le résultat du plaisir de…
Que t’a-t-il fait ?
Poséidon :
Ce qu’il m’a fait ?
Oh, quelques écarts sans grande conséquence
Et presque toujours dans le droit chemin,
Ou pour défendre sa vie,
Ou pour sauver les siens.
Athéna :
Alors ?
Poséidon :
Mais de toute mon énergie farouche
Et déterminée,
De toute ma puissance olympienne,
Je lutte.
Je lutte pour enrayer
Ce que son existence même
Entraînera.
Ce qu’il a fait,
Je m’en moquerai si ce n’était
Actes prémonitoires,
L’avertissement de ce qu’il fera.
Le coryphée :
Les divergences des olympiens
Dépassent les esprits inférieurs
Athéna :
Je l’ai baigné dans le goût du savoir
Et de l’intelligence.
Je l’ai abreuvé de bonté
Et de respect d’autrui
Et j’ai versé dans son âme
Le goût de l’équité.
Poséidon :
Justement !
Tu lui as accordé
De s’élever plus haut que les niaiseries fades.
Il a, par toi, le talent de juger de la valeur du monde.
Il peut, écorce chétive, ouvrir des regards
Exempts de mesquinerie.
Il peut, si les hommes le suivent, bâtir
Un monde plus fort de rigueur et d’esprit.
Athéna :
Et c’est contre cela que tu luttes.
Poséidon :
Bien sûr.
Le chœur :
Chacun en larges mots
En paroles extrêmes
Enonce les rameaux
Des vérités suprêmes.
Poséidon :
Athéna,
Comment crois-tu que nous régnons ?
Ne saisis-tu donc pas
Que si la multitude
S’extirpe de la boue qui la tient engluée
Rien ne saurait à nouveau l’endiguer.
Athéna :
Si, dans la bulle universelle,
Vient à s’illuminer une infime parcelle,
C’est la bulle complète qui est magnifiée.
Poséidon :
Alors, tu éclaires la foule.
Athéna :
Et les humains éclairés,
Restituant leur lumière
Seront pour l’infini une infinie clarté.
Poséidon :
Ma pauvre Athéna,
Mais qu’attends-tu donc d’eux ?
Athéna :
Plus instruits et plus forts
Ils créeront de plus grandes richesses.
Leurs navires plus rapides porteront plus de biens.
Leurs maisons plus solides les abriteront mieux.
Leurs récoltes plus belles nourriront davantage.
Ils sauront conjurer maladies et faiblesse.
Des palais plus spacieux seront le fruit de leurs efforts
Et, nimbés d’une gloire plus grande
Ils bâtiront des temples plus beaux et fastueux.
Poséidon :
Et c’est là ce que tu attends
En avenir plus radieux.
Athéna :
La noblesse du projet t’insupporterait-elle ?
Poséidon :
Peut-il y avoir de la noblesse
Là où coule la déraison.
Tu veux hausser le grossier jusqu’à ta grandeur.
As-tu songé qu’en y parvenant,
Tu signes ta fin ?
Lorsqu’ils auront atteint la hauteur où tu respires,
Lorsqu’ils auront conquis ce qui t’en distingue,
Lorsqu’ils partageront ton immortalité,
Etant devenus tes égaux, tu entreras dans leur banalité.
Tu seras confondue dans leurs troupeaux informes.
Alors, ta flamme déchue leur faisant trop d’ombrage
Sera effacée des lumières du monde ;
Et, chassée des sommets où tu règnes,
Ravalée au dessous de leurs fientes,
Tu seras piétinée sous leur ingratitude.
Le coryphée :
Les divergences des Olympiens
Dépassent les esprits inférieurs.
Athéna :
Les mortels inventent chaque jour
Si ce n’est avec nous, ce sera contre nous.
Crois-tu arrêter cette marche ?
Et comment feras-tu ?
Poséidon :
Hissés en haut de l’édifice du monde
Nous sommes de fait ses plus grands prédateurs.
Tout ce qui existe et tout ce qui abonde
Nourrit nos besoins de grands dévastateurs.
Si en quelque lieu croit un seul novateur
Branche concurrente, il faut bien qu’on l’émonde.
Quand dans une meute un chien plus admirable
Chasse pour lui seul, fuyant l’autorité,
Il est sacrifié d’un geste impitoyable.
Pour nous, sachons-le, il est très préférable
Que brille et triomphe la médiocrité.
Faut-il, par la force qui frappe et qui gronde
Lier les mortels et leurs procurateurs ?
Dressant de ce fait des rébellions profondes
Dont la répression accroîtrait la vigueur
Ceci serait vain. Par des propos flatteurs,
Laissons les humains dans le plaisir immonde
De nuire d’eux même à leur fertilité.
Les peuples savants étant trop redoutables,
Qu’ils soient maintenus dans leur puérilité.
Il faut pour garder ces êtres misérables
Que brille et triomphe la médiocrité.
Que de leur paresse d’esprit ils inondent
La vie et chassent l’espoir libérateur.
Laissant la main libre à tous leurs castrateurs,
Qu’ils nient l’invention et ce qu’elle féconde
Et que le néant s’impose où que l’on sonde.
Alors, achevant le plan dévastateur,
La masse gavée de son absurdité
En liesse vulgaire élit un pauvre diable
Couronné de gloire pour sa nullité.
Le bougre rayonne en preuve irréfutable
Que brille et triomphe la médiocrité.
Etres supérieurs que la foule exécrable
Salit du purin de sa difformité,
Sachez magnifier sa bêtise minable.
Faites, en garant de votre éternité,
Afin que vos trônes soient inébranlables,
Que brille et triomphe la médiocrité.
Le coryphée :
Les divergences des Olympiens
Dépassent les esprits inférieurs
Le chœur :
Chacun en larges mots
En paroles extrêmes
Enonce les rameaux
Des vérités suprêmes.
Le berger :
Eh ! Toi ! L’homme intrépide !
Tu ne dis plus rien ?
Seraient-ce les monts qui déjà
T’ont transformé en pierre ?
Ulysse :
Mon corps a la dureté de la glace,
Mais à l’intérieur, il brûle.
Je brûle d’une lave qui me parcourt
Et dont les flammes dévorent mon esprit.
Je dois passer.
Athéna :
Tu dois passer.
Poséidon :
Non.
Athéna :
Il passera.
Poséidon :
Qu’il soit plutôt immolé.
Ici, il me faut une victime.
C’est le gage que j’en veux
Pour l’équilibre du monde.
Athéna :
Et après, que feras-tu ?
Poséidon :
Après ? Je rentrerai chez moi,
Satisfait.
Ulysse :
Je dois passer.
Le coryphée :
Attends, ô Ulysse.
Tu braves l’ébranleur des terres.
Tu bafoues le grand Poséidon.
Je te le dis : Crains pour ta vie.
Une oréade :
Avance Ô Ulysse.
Une autre :
Avance vers ton trépas.
Une autre :
Ne vois-tu pas que nous sommes l’autel ?
Une autre :
La pierre de ton sacrifice ?
La première :
Alors, avance.
Plusieurs :
En offrande à Poséidon,
Nous t’attendons.
Le chœur :
Et de ta carcasse encore pantelante,
Nous dévorerons les entrailles fumantes.
Ulysse :
Tous, ici, visibles et invisibles,
Je vous ai écoutés.
J’ai entendu vos conseils et vos menaces.
Alors, à votre tour, écoutez moi.
Si je persévère, ma mort sera exemplaire.
Mais si je capitule,
Je pourrirai dans la décomposition de l’oubli.
Alors, mourir pour mourir,
Ai-je le choix ?
Qu’une dernière fois je tente l’impossible.
Poséidon, tu veux un sacrifice ?
Prends –le.
Et vous les cimes, vous pouvez m’engloutir
Sous vos neiges gluantes.
Mais la neige fondra.
Alors je vous le dis, brillantes Oréades :
Ecartez vous…
Et laissez-moi passer.
(Il fait quelques pas)
Le berger :
Arête !
Tu es ici chez moi.
Je ne veux pas être complice
De ta stupidité.
Si tu fais encore un seul pas,
(Sortant un couteau)
C’est moi qui trancherai ta gorge.
Poséidon :
Regarde Athéna.
Comprends-tu pourquoi j’aime cet imbécile
Qui prend parti pour moi
Contre son frère humain ?
Athéna :
Je te plains.
(Ulysse part vers le fond du théâtre. Le berger le poursuit et l’agresse. Ils se battent.)
Poséidon : (avec des gestes magiques)
A vous les cimes !
(Tremblement de terre) (De son côté, Athéna lance des gestes magiques pour conjurer ceux de Poséidon. Ulysse se dégage. Des cailloux, peut-être lancés par les oréades, tombent sur le berger et le tuent).
Ulysse :
Poséidon !
Je ne te vois pas,
Mais je sais que tu es là.
Regarde ;
Tu voulais un sacrifice ;
Le voila.
Le coryphée :
Effectivement.
Tu peux penser que maintenant
Le prix est payé.
L’ébranleur des terres n’agitera plus les cimes.
Mais les cimes elles mêmes n’ont rien promis.
Elles n’ont pas fini d’ébrouer leurs neiges d’hiver.
Ulysse :
Qu’importe ?
Puisqu’il est écrit que je dois avancer.
Athéna :
C’est vrai.
Son unique destin
Est qu’il doit avancer.
Poséidon :
Alors, qu’il aille.
Un jour ou l’autre,
Et sans que je m’en charge,
Il finira par s’arrêter.
Le chœur :
(Pendant le chœur final, les oréades jouent un petit jeu cruel. Tantôt, en se déplaçant latéralement, elles laissent entrevoir un passage et quand Ulysse tente de l’atteindre, elles se reforment en muraille continue).
Il nous dit qu’il passera,
C’est là ce qu’il imagine.
Passera ? Passera pas ?
Il le chante à qui voudra
Comme une vraie médecine ;
Il nous dit qu’il passera.
Lançons-lui quelques appâts
Qu’il entre dans la machine,
Passera ? Passera pas.
Laissons-le tendre ses bras
Qu’il enjambe les ravines ;
Il nous dit qu’il passera.
L’espoir n’est plus son repas,
Telle est la rancœur divine.
Passera ? Passera pas ?
Qu’il fasse ce qu’il voudra
Vers sa fin il s’achemine.
Il nous dit qu’il passera.
Voyons ses ultimes pas
Juste avant qu’on l’extermine.
Passera ? Passera pas ?
Il avance à son trépas.
La se clôt notre comptine.
Il nous dit qu’il passera,
Passera ? Passera pas.
(Ulysse est dans le petit « bac ». Une avalanche de neige roule sur lui. Il est recouvert. Lentement, les montagnes s’écartent et forment une vaste avenue vers le fond du théâtre. Peu à peu la lumière tombe et juste avant son extinction complète, la rame se redresse et reste plantée dans le tas de « neige »).
Noir
2014
Edition Mélibée
392 pages
Pour Jean Durier-Le Roux, lors de son activité professionnelle, le plus grand moment de plaisir jubilatoire quotidien, c'était la cantine. Là, avec une demi-douzaine de galapiats de son espèce, il refaisait le monde. Et puis, la retraite est arrivée : plus de débats dialectiques passionnés. Alors, en toute humilité, il a décidé d'écrire ce qu'il aurait pu défendre véhémentement. Un nouveau problème s'est présenté. Jean Durier-Le Roux s'est souvenu du devoir de philosophie inhérent à la classe de terminale : « Peut-on penser par soi-même ». Il essaie. Ça, pour essayer, il essaie. Même, parfois, il a l'impression d'y arriver... Et là, son narcissisme s'en trouve revalorisé. De quoi se préoccupe-t-il ? A priori de n'importe quoi. Toutefois, il faut bien l'avouer, les sujets liés à la situation sociopolitique reviennent de façon récurrente. Est-ce à regretter ? Aristote, dans le premier chapitre de l'Éthique à Nicomaque, montre que le plus haut niveau de réflexion philosophique que l'on puisse avoir est celui qui concerne le politique. Alors, si c'est Aristote qui le dit...